Chroniques

par hervé könig

Die Soldaten | Les soldats
opéra de Bernd Alois Zimmermann

Oper, Cologne (saison hors les murs) / Staatenhaus am Rheinpark
- 3 mai 2018
La Fura dels Baus signe "Die Soldaten" de Zimmermann à l'Opéra de Cologne
© paul leclaire

C’est ici qu’eut lieu, le 15 février 1965, la création mondiale de l’opéra de Bernd Alois Zimmermann, Die Soldaten, adapté de la pièce éponyme de Jakob Lenz. Michael Gielen, alors fringant quarantenaire, engagé avec ardeur dans la musique contemporaine (et lui-même compositeur), se fit le défenseur de cet opéra dont il avouerait plus tard qu’il l’avait vraiment fasciné sans qu’il l’ait entièrement compris. En réalité, Die Soldaten, commandé par l’Opéra de Cologne où nous nous trouvons – enfin, pas tout à fait : avec le grand chantier de restauration du bâtiment, l’institution produit depuis deux ans ses spectacles à la Staatenhaus et devrait retrouver ses murs vers 2022 –, était annoncé pour 1960, mais Wolfgang Sawallisch, son directeur musical d’alors, en accord avec l’intendant Oscar Fritz Schuh, refusa la partition qu’il qualifiait d’injouable. Seule la Symphonie vocale de 1963 (Vokalsinfonie für 6 Gesangs-Solisten und Orchester), extraite de l’opéra, avait été donnée (le 20 mai 1963 à l’auditorium du Kölner Rundfunk dont l’orchestre était placé sous la direction de Jan Krenz).

Au milieu des années cinquante, une décennie après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Zimmermann s’est emparé du texte de Lenz pour dire quelque chose d’inconfortable sur l’humanité à un public n’ayant pas envie de l’entendre. L’ouvrage est un réquisitoire contre l’inconduite générale, responsable de la déchéance de Marie, le personnage central. Avec une écriture orchestrale foisonnante qui convoque un effectif gigantesque (cent-vingt instrumentistes, dont une vingtaine de percussionnistes) dans un collage esthétique choquant, sa vocalité tordue, ses scènes jouées simultanément et une liberté formidable qui déjoue la chronologie du récit, Zimmermann n’a pas facilité les choses. Depuis le retentissant scandale de sa première, il y cinquante-trois ans, Les soldats se répandit sur les scènes allemandes. Ce succès, de même que son scandale, est venu du fait que l’œuvre répondait au besoin de l’Allemagne de comprendre son Histoire récente, indigeste.

Zimmermann naquit le 20 mars 1918 dans un quartier excentré de Cologne. Depuis septembre 2017, la Kölner Philharmonie célèbre son centenaire au fil d’un programme considérable : un colloque, plusieurs conférences et l’exécution d’une vingtaine d’opus en douze concerts (jusqu’au 23 juin). La clé de voûte de cet hommage des instances musicales à l’enfant du pays est une nouvelle production du célèbre opéra Die Soldaten qui n’avait plus été joué ici depuis sa création. Depuis 2015, le Generalmusikdirektor de la ville de Cologne est François-Xavier Roth (fonction qui regroupe la direction de l’Opéra et celle de l’illustre Gürzenich Orchester). De ce théâtre total, c’est la musique qui se fait aujourd’hui l’élément principal. Sous la battue du Français, la complexité de la partition est servie sans concession, dans toute sa démesure. La précision extrême de l’approche mérite qu’on la loue, ainsi que l’énergie d’une tension dramatique quasiment inépuisable. La confrontation des pupitres et des styles est brillamment réalisée, dans un espace qui favorise une perception plus large du matériau. On regrettera juste que les passages de musique plus intime soient si ternes.

On parle volontiers de la difficulté de réunir une bonne distribution wagnérienne. Il est pourtant bien plus facile d’honorer ce répertoire que l’unique opéra de Zimmermann, tellement exigeant pour les voix. Quittant tout juste la peau de L’Oiseleur (Lohengrin à Essen), la noble basse de Frank van Hove sert avec beaucoup d’élégance la partie de Wesener [lire notre chronique du 24 janvier 2009]. Le jeune baryton Miroslav Stričević, récemment applaudi à Francfort [lire notre chronique du 1er février 2018], livre un Obrist luxueux de musicalité. L’autorité du baryton-basse Oliver Zwarg fonctionne parfaitement en Eisenhardt [lire notre chronique du 24 janvier 2015]. Le velours délicat de Wolfgang Stefan Schwaiger offre un Capitaine Mary d’une souplesse très séduisante [lire notre chronique du 28 août 2016]. Le Desportes de Martin Koch, qui le chantait déjà il y a deux ans à Wiesbaden [lire notre chronique du 30 avril 2016], est tout simplement éclatant, aussi bien pour la voix que pour le jeu, avec ce personnage arrogant [lire notre chronique du 22 mai 2011]. Le désespoir du pauvre Stolzius est très bien tenu, d’un timbre qui illumine le rôle, par Nikolaï Borchev, souvent congratulé dans nos colonnes [lire nos chroniques de La Calisto, L’opera seria, Orfeo, Saint François d’Assise et Die schweigsame Frau]. Le colorature nord-américain Emily Hindrichs signe une incarnation épatante de Marie, héroïne sacrifiée à la barbarie ordinaire. Le timbre est pointu et l’agilité force l’admiration (à l’inverse des faux-semblants d’une Barbara Hannigan, plutôt lamentable dans le rôle à Munich). En douce Charlotte qui, par la sensualité, lui disputerait presque la vedette, on retrouve l’excellente Liedsängerin Judith Thielsen [lire notre chronique du 17 janvier 2016]. La Grand-mère Wesener gagne un lustre étonnant grâce au contralto melliflu de Kismara Pessatti. Comme à Wiesbaden il y a deux ans et à Nuremberg le mois dernier, La Comtesse de La Roche est confiée avec avantage à l’Australienne Sharon Kempton.

Un espace non conventionnel comme celui de la Staatenhaus pourrait bien être un atout de taille pour monter Die Soldaten [lire notre chronique du 11 octobre 2006]. Ici, Carlus Padrissa et ses complices de La Fura dels Baus encerclent le public et l’orchestre d’une haute galerie (scénographie de Roland Olbeter) où sont projetées des vidéos (Alberto De Gobbi et Marc Molinos) qui associent des éléments aux rivaux amoureux – l’eau pour Stolzius, le feu pour Desportes. Ici, on est assis sur des sièges qui tournent afin que chacun puisse regarder où il veut (une réponse efficace au problème des scènes simultanées). Mais la mise en scène se contente de picorer à la surface d’un copieux outillage référentiel allant du pogrom à la masturbation collective en passant par la citation visuelle de lapremière de 1965. Il est regrettable que Cologne manque à ce point son hommage à Zimmermann. Bien que souffrant des limites de l’architecture traditionnelle d’un théâtre lyrique, les représentations de Nuremberg, signées Peter Konwitschny, accusent sans le vouloir la pauvreté du projet de Padrissa [lire notre chronique du 23 avril 2018] – un artiste qui produit sans jamais progresser. La question reste d’actualité : à quand la création en France ?...

HK