Chroniques

par gilles charlassier

Didon et Énée, remembered
spectacle de Dávid Márton (d’après Purcell)

Opéra national de Lyon
- 16 mars 2019
à Lyon, "Didon et Énée, remembered", l'étrange objet scénique de Dávid Márton
© blandine soulage

Dávid Márton aime les manipulations esthétiques, en témoignent les quatre productions qu’il a déjà réglées à l’Opéra de Lyon [lire nos chroniques du 7 mai 2013 et du 27 juin 2018]. Le résultat malmène souvent la lettre, opérant des déplacements et substitutions subtiles, excitant souvent l’intelligence, presque toujours discutables. Pour Didon et Énée, remembered, le metteur en scène franchit une étape supplémentaire, avec un opus taillé sur mesure à partir de l’œuvre de Purcell.

Commande conjointe de l’Opéra national de Lyon, de la Staatsoper de Stuttgart et de l’Opera Vlaanderen à Kalle Kalima, guitariste et compositeur finlandais au carrefour du jazz, de l’improvisation et de la tradition savante occidentale, Remember me se greffe sur l’ouvrage baroque en un dédoublement-palimpseste où s’incrustent également des bribes de Virgile et des interludes d’Erika Stucky, chanteuse à la croisée des pratiques et des répertoires. La nature très composite du matériau implique une dramaturgie renouvelée qui compense la concision du livret originel, dû à Nahum Tate – dans les passages tirés de Virgile, l’oreille berliozienne retrouve plus d’une réplique des Troyens, ce qui n’est certes pas surprenant au regard de la source commune, mais peut aussi replacer le présent travail dans une alternative à des commémorations assez avares. L’objet hybride qui en résulte doit s’appréhender dans sa totalité, musicale et scénique.

Émergeant d’une nébulosité de cordes (un peu prévisible) que l’on pourrait imaginer de Schnittke, l’Ouverture donne d’emblée le ton, inscrivant la partition princeps dans un continuum contemporain, tandis qu’une caméra montre en gros plan une exhumation archéologique. Le pinceau fait progressivement apparaître la coque d’un téléphone portable. Dans un troublant mimétisme par-delà l’apparente différence matérielle, l’histoire des amants antiques est racontée par les fossiles des prolongements technologiques d’aujourd’hui, voués, à la fin de leur période d’usage, à la même entropie que les formes traditionnelles des traces du passé. Via le mythe, le spectacle explore le processus mémoriel à travers les indices oubliés, en sollicitant fortement le dispositif vidéographique réglé par Adrien Lamande. Symptomatiquement, les séquences clefs du drame n’investissent presque jamais l’ouverture naturelle du plateau : jouées sur deux répliques de scènes miniature dans les coulisses, elles n’apparaissent généralement qu’en différé spatial sur un écran – le troisième duplicata, moins latéral, est celui de la fouille.

Ce pont entre les époques ne sert pas pour autant une réduction à quelque actualisation. Si les costumes dessinés par Pola Kardum font contraster le vestiaire dépareillé du chœur troyen, errant comme des migrants ayant pour seul bagage des sacs en plastique usagés, avec le pastiche de la documentation réglementaire des tuniques et maquillages du couple des dieux Junon et Jupiter, confiés aux comédiens Marie Goyette et Thorbjörn Björnsson, le rapprochement ne s’écarte guère d’une littéralité virgilienne augmentée, laquelle place les amours de Didon et Énée sous la tutelle d’un Destin capricieux aux multiples visages. La dramaturgie n’en puise pas moins à des sources herméneutiques renouvelées qui tirent parti des sédimentations successives du savoir, à l’exemple du duo où Énée retrouve sa mère dans un songe aux consonances œdipiennes.

Pour être conservée, l’intégralité de Purcell n’est pas protégée dans son intégrité scripturale. Les extrapolations de Kalle Kalima et d’Erika Stucky ne se contentent pas toujours d’anticiper ou de dupliquer la partition primitive : elles s’y substituent parfois, ainsi que les murmures voilés des chœurs, préparés par Denis Comtet. Les numéros les plus emblématiques ne sont pas pour autant sacrifiés. Les évanescences vocales plurielles et le râle d’Erika Stucky donnent à trois reprises l’illusion qu’elles tiendront lieu de lamento, faisant endurer les attentes du mélomane. Décliné en variations instrumentales où la guitare électrique s’accouple à l’orchestre et les formes baroques dans une virtuosité qui réélabore la matière sonore, sans jamais en trahir l’esprit, le motif de l’ultime chœur parcourt l’ensemble de la soirée, comme fantôme de déploration qui hante toute l’histoire : appel traversant les âges, Remember me et Kalle Kalima fusionnent brillamment les techniques. L’avatar presto sur lequel les deux déités recouvrent rageusement les objets connectés tirés des sables et laissés dans un vase rempli d’eau pour décanter les impuretés de l’oubli, aurait très bien pu servir de rideau, refermant dans un geste aussi théâtral que musical le cercle du Temps et son Éternel Retour : les souffrances amoureuses de Didon et d’Énée sont à nouveau enterrées pour être inlassablement redécouvertes par de nouvelles générations, en un recommencement sans fin. Une reprise sur le souffle et enfin, le chœur original, font délicatement retomber la respiration émotionnelle, comme le crépuscule lumineux d’Henning Streck sur les décors de Christian Friedländer.

Outre l’Esprit incarné par Erika Stucky, dans une exhibition redondante qui ne retire rien à la palette expressive et à la présence de la soliste, les interventions des sorcières sont également distribuées aux interprètes du trio des amants et de la sœur de la reine de Carthage, confondant peut-être les intentions de manière ventriloque. La Didon incarnée par Alix Le Saux assume une égale excellence dans la déclamation, empreinte de noblesse classique dans le français comme dans l’anglais, que dans une ligne vocale portée par un timbre corsé recueillant la complexité psychologique du personnage [lire nos chroniques de Lakmé et Fantasio]. Guillaume Andrieux endosse la veulerie d’Énée avec une sincérité compensant heureusement les écueils éventuels de l’idiome de Shakespeare [lire nos chroniques de Pelléas et Mélisande, Il barbiere di Siviglia et Les enfants terribles]. Quant à Belinda, Claron McFadden en restitue la richesse avec une saveur vocale que les années ont mûrie et transformée, sans altérer [lire nos chroniques de La Didone, My life without me, To be sung et Babylon].

En fosse, le travail précis de Pierre Bleuse ne saurait se mesurer à l’aune des orthodoxies sur instrument d’époque. Le phrasé des pupitres de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon affirme parfois une suavité confinant au rubato ouatant la nervosité des attaques, au diapason des affects de l’œuvre plus que des pratiques désormais usuelles. On saluera la plasticité des musiciens, qui savent lier l’hétérogénéité stylistique en un geste cohérent, relayant une proposition aussi singulière que stimulante, où la force de l’ensemble modifient les faiblesses des détails. Le format du festival Vies et Destins en donne l’opportunité [lire notre chronique de la veille], sans blesser d’inutiles attentes que dément le titre même de l’ouvrage bicéphale.

GC