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Chroniques
Damien Pass (baryton) et Alphonse Cemin (piano)
Bolcom, Britten, Duparc, Liszt, Loewe, Saint-Saëns, Schubert et Sondheim
Dans le cadre des Lundis musicaux que dirige le pianiste Alphonse Cemin et que produit l’ensemble Le Balcon à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, nous retrouvons le baryton australien Damien Pass que régulièrement nous apprécions ici et là*, après avoir découvert ses talents lorsqu’il perfectionnait son art au sein de l’Atelier lyrique de l’Opéra national de Paris. Depuis, l’eau a passé sous les ponts et l’artiste a entamé une belle carrière internationale. La soirée est ouverte par un extrait d’Into the woods, comédie musicale de Stephen Sondheim, sur le motif obstiné du piano, dans une douceur infinie. Diseur tout au service du texte, le baryton cultive aussi le charme, sans donner sottement de la voix. De belle humeur, usant à merveille des richesses de son timbre, il en affirme les couleurs les plus franches dans The crocodile de Benjamin Britten.
C’est un moment pour s’amuser que proposent nos musiciens, se faire plaisir avec des pages qu’ils aiment, quels que soient leur style, leur langue ou leur époque, mais toujours servies avec une grande exigence artistique à laquelle il ne sera jamais dérogé. C’est en français que Damien Pass enchaîne ce récital, avec Le pas d’arme du roi Jean de Camille Saint-Saëns dont Alphonse Cemin soigne magnifiquement la ciselure. Malicieusement musicale et fort nuancée, entre divers degrés de fermeté, l’interprétation satisfait pleinement. La souplesse vocale est à la fête dans L’invitation au voyage d’Henri Duparc où, dans une simplicité salutaire, le chanteur convoque une sensibilité délicate, osant la voix de tête sur les vers les plus subtils. Le rare Gastibelza que Ferenc Liszt composait en 1844 d’après un poème d’Hugo constitue le lien idéal entre le romantisme français tardif et la ballade allemande. Là, Damien Pass fait comme il faut son théâtre, y compris dans le registre caverneux que sollicite ce vent de la montagne qui le rendra fou, exploitant dès lors une palette expressive impressionnante.
Le voilà, le romantisme viennois ! Entre Goethe et Heine, le cœur de Schubert balance. Cette nouvelle section commence par le célèbre Erlkönig dont les trois personnages répondent au doigt et à l’œil à l’émotion contenue du narrateur – le père, suffisant, qui ne croit pas son fils ou lorsqu’il est trop tard, le roi des elfes, pervers et mielleux à souhait, enfin l’enfant timide et terrifié. Avec un engagement stupéfiant, le chanteur en impose la tragédie, à l’instar de son partenaire, chambriste exceptionnel plus qu’accompagnateur [lire nos chroniques du 10 juin 2016 et du 16 juillet 2019]. Ainsi Alphonse Cemin avance-t-il comme aucun le choral discrètement halluciné du Doppelgänger, invitant une inspiration douloureuse et noire comme l’enfer dans le chant. Après ces drames, la douceur méditative de Wanderers Nachtlied est un baume qui de l’écoute vient cautériser les plaies. À ce moment de grâce succède l’épopée, An schwanger Kronos dont le pianiste profite de chaque figuralisme tandis que le bluffant brio du diseur fait merveille. La partie médiane du programme se conclut par la première des Drei Balladen Op.1 de Carl Loewe, le terrible Edward et son aura œdipienne menant droit à la malédiction.
Retour au XXe siècle avec l’étasunien William Bolcom et son génial Black Max, propice à mettre en valeur un gouaille singulière. Adaptation française de la chanson de Jerry Leiber and Mike Stoller, Black Denim trousers and motorcycle boots pour Piaf par Jean Dréjac, L’homme à la moto poursuit ici la veine des romances mélo’ qui va si bien à nos interprètes. À la caresse raffinée du piano répond l’exquise tendresse de la voix dans No one is alone, issu du même opus de Sondheim. La boucle est bouclée ?... Ce serait sans compter sur la générosité des artistes qui donnent encore trois folk songs australiennes dans un arrangement d’Arthur Lavandier – Botany bay, Waltzing Matilda et l’irrésistible The wild colonial boy.
Ce moment ne pouvait guère s’achever sans bis, et plutôt que de s’en tenir à quelque chanson surnuméraire, c’est à l’intégralité des Trois Mélodies d’Erik Satie, certes brèves, que s’attellent Damien Pass et Alphonse Cemin. Ainsi une excentricité nouvelle gagne-t-elle la scène avec la grenouille de Léon-Paul Fargue (La statue de bronze), quand la devinette de Mimi Godebska (Daphénéo) est l’occasion d’un gentil jeu de mot dont nul ne se lasse. Au Chapelier d’Alice (René Chalupt d’après Lewis Carroll) de propulser la fin de soirée dans les délices du non-sens. Qui dit mieux ? Si l’on rêve de les entendre un jour dans L’Anguille de Poulenc, c’est, pour l’heure, avec À l’enterrement d’une feuille morte de Joseph Kosma que tout finit. Bravi !
BB
* lire nos chroniques des Troqueurs, de Mirandolina, Street Scene,
L’heure espagnole, Salome, Lulu, Rusalka, Il Turco in Italia, Orfeo,
Le monstre du labyrinthe, Donnerstag aus Licht et Agrippina