Chroniques

par bertrand bolognesi

création de Polyptych: Mnemosyne… acts of memory and mourning
James Dillon par Pierre Bleuse et l’Ensemble Intercontemporain

Cité de la musique, Paris
- 14 septembre 2023
James Dillon par Pierre Bleuse et l’Ensemble Intercontemporain, 14-09-2023
© quentin chevrier

Tandis que Musica ouvrira sa nouvelle édition demain, que le CNSMD de Paris présente le lendemain le concert du prix de composition et que depuis hier le Festival Ensemble(s) est lancé à L’Échangeur (Bagnolet), l’Ensemble Intercontemporain (EIC) inaugure sa saison 2023/24 à la Cité de la musique par un concert monographique que dirige le successeur de Matthias Pintscher à sa tête, Pierre Bleuse [lire nos chroniques du 16 mars 2019 et du 8 février 2022]. Formé à la direction d’orchestre par Laurent Gay à Genève et Jorma Panula en Finlande, ce premier prix de violon du CNSMD de Paris prit son envol dans la carrière de chef, menant des formations prestigieuses. Au pupitre du Lemanic Modern Ensemble durant plusieurs années, il est aujourd’hui le directeur artistique du Festival Pablo Casals à Prades dans la programmation duquel il intègre la création.

Nous découvrons ici une seule œuvre, de vastes proportions. Écrit en 2022 et 2023, Polyptych: Mnemosyne… acts of memory and mourning (Polyptyque : Mnémosyne… actes de mémoire et de deuil) convoque deux flûtes, un piccolo, deux hautbois, trois clarinettes, une clarinette basse, deux bassons, un contrebasson, deux cors, deux trompettes (si bémol), deux trombones, un tuba, trois postes de percussions, deux pianos (et claviers électroniques), une harpe et les cordes. Cette réponse de James Dillon à la commande de l’EIC est dédiée à Pierre Bleuse et au philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman. Le compositeur écossais précise les circonstances de son œuvre, commencée « lors d’une période marquée à la fois par une perte personnelle et quelque chose de peut-être plus abstrus. À quelques jours d’intervalle, ma mère est décédée et Vladimir Poutine a mis en marche son infernale machine de guerre. Le sous-titre de l’œuvre, Actes de mémoire et de deuil, reflète peut-être le plus fidèlement ma pensée lorsque j’ai commencé à travailler » (brochure de salle). Tout en citant en exergue deux vers de John Keats*, Dillon annonce Mnemosyne inspiré des retables de la Renaissance, « polyptyques (ou théâtres de la mémoire) aux multiples plis et reflets (tel l’extraordinaire autel de Gand de Jan van Eyck) » et construit selon une stricte architecture spéculaire.

Une période de harpe commence cette cérémonie de soixante-dix-huit minutes, saupoudrée de quelques affleurements aux percussions. L’ensemble entre discrètement sur ce solo, tandis que la scène installée au centre du parterre de l’auditorium – à l’exclusion des percussions et des claviers, fixes – tourne presque imperceptiblement. On perçoit rapidement l’écriture somptueuse des vents, d’un extrême raffinement. Dans une couleur par moments presque baroque, quelque chose d’un ancestral fantasmé, se déploie un θρῆνος sévère, par-delà plusieurs reliefs paroxystiques au fil de ses cortèges successifs. La scansion des litanies se dissout dans des sections savamment ornementales où la joliesse des timbres, les bois surtout, pourrait évoquer la phase sereine des bons souvenirs qui survient dans le processus du deuil. La harpe garde un rôle essentiel au fil de l’exécution. La superposition des appels de cuivres et des lignes des bois cisèle une aura organistique assez inouïe. À un duo pour flûte et harpe succède un énigmatique lontano sur une crispation rythmique répétitive, sorte de vibration de l’image dans le sens où l’entendent les graphistes. Chaque couleur instrumentale prend bientôt un impact dolent que magnifie l’éloge de la lenteur. Quels que furent ses choix esthétiques d’antan [lire nos chroniques de Windows and canopies, Quatuors à cordes n°4, n°5 et n°6, Redemption et Traumwerk V], le compositeur poursuit son chemin avec une sincérité toujours entière, quand bien même paraîtrait-elle les contredire. Nous assistons à un rituel à la plasticité presque feldmanienne à l’issue duquel l’orchestre a fait un tour complet, invitant sans crainte l’expressivité, y compris dans une marche guerrière et drue, d’une effrayante capacité d’envahissement sonore – si Polyptych : Mnemosyne… fait partie de la famille de la Symphonie de psaumes (Stravinsky) et de Rituel in memoriam Bruno Maderna (Boulez), entre autres, elle croise soudain les eaux de Zavod (Mossolov). S’ensuit un moment de palilalies contagieuses, bientôt partagées, comme à réinventer la fugue par un autre procédé. Vigoureux écrasement des cordes graves, flottement des violons sur un nimbe de gongs, nous sommes dans l’insaisissable, celui des départs sans adieux. Passé quelques épisodes plus brefs, le thrène est encore de retour. Une note de harpe y met un terme définitif.

BB

* « Oui, dans le temple même de la jouissance,
La mélancolie voilée a son autel souverain »
John Keats, traduction de Robert Davreu (Éditions du Seuil)