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Chroniques
concert 3 – Accroche Note crée cinq opus signés Victor Ibarra,
Javier Torres Maldonado, Martín Matalon, Luis Naón et Ricardo Nillni
Aucune incursion étatsunienne dans le programme de ce soir : concentrées sur le sud et le centre Les deux Amériques sont résolument latines, cette fois, puisqu’on entendra les œuvres de trois Argentins et de deux Mexicains. Quant à lui, Accroche Note nous vient de Strasbourg où il s’est constitué il y a un peu plus de trente ans, un ensemble qu’on retrouve souvent sur la scène contemporaine (mais pas exclusivement, d’ailleurs), comme en témoignent plusieurs de nos pages [lire, entre autres, nos chroniques du 14 janvier 2011, du 4 octobre 2006 et du 21 septembre 2004]. Puisque mon « rédac’ chef » me fait l’honneur de prendre pour devise la décision que je pris dans mon article sur l’ouverture du festival Présences [lire notre chronique du 6 février 2015], je m’y tiens : cette critique n’évoquera que ce qui retint mon écoute. Et comme en passant il m’était fait reproche d’imprécision quant à la tarification des concerts de cette vingt-cinquième édition de la manifestation [lire notre chronique du 7 février 2015], rappelons que la présente soirée accueille gratuitement le public au studio 105, mais aussi que ce sera la seule exception sur les treize concerts que compte Présences 2015 – voilà, c’est dit.
Outre qu’on assiste à la création mondiale des cinq œuvres formant l’intégralité du programme – c’est peu fréquent ! –, on pourra dire de ce troisième rendez-vous du festival qu’il est littéraire. S’y font entendre les mots de la poétesse biélorusse Kadia Molodowsky (1894–1975), chantés en yiddish dans la pièce de Ricardo Nillni, ceux du romancier argentin Rodolfo Enrique Fogwill (1941-2010) dans Ultimos movimientos de Naón, Ibarra convoque l’essayiste Santiago Espinosa autour de L’expérience intérieure de Georges Batailles et c’est sur les vers de José Manuel Recillas que Maldonado a constuit son Destellos, abismo.
Pour commencer, Javier Torres Maldonado (né en 1968), donc, avec cet Éclairs, abîme pour soprano, flûte, clarinette, violoncelle, piano et percussions, construit en étroite collaboration avec Recillas, de quatre ans son aîné, grand poète de l’aujourd’hui mexicain, mais aussi traducteur de nombreux auteurs, comme Lafcadio Hearn et Gottfried Benn. Écrit entre 2006 et 2010, cet opus (commande de l’État) se veut un « voyage initiatique dans lequel l’objet de base est régénéré à partir d’une conception presque fractale où ses transformations l’éloignent de son état primaire pour inverser son chemin, en renaissant dans une sorte de processus de renouvellement », explique le musicien (brochure de salle). Principalement percussive et parfois ostinato, l’écriture instrumentale le dispute à une voix tour à tour parlée et chantée qui disloque le texte. On regrette cependant que celle de Françoise Kubler ne puisse dorénavant plus servir au mieux la partition.
Mexique, toujours, avec Du bleu du ciel ou La construction de l’impossible pour soprano, flûte, clarinette, violon et violoncelle (commande de l’État, 2014), de Victor Ibarra (né en 1978). Traducteur de Rosset, Cioran, Pinget, etc., le philosophe Santiago Espinosa, qui interroge également la musique (L'Inexpressif musical, Les Belles Lettres 2013), est intervenu dans l’adaptation du texte de Bataille. Les narrations s’enlacent dans cette œuvre qui s’ancre entre sonore et visuel, à partir d’une attaque en pizzicato qui « enfile » sa résonnance sur la clarinette, puis un violon acide. La tension fascine, dans ce quasi-prélude aux aléas très travaillés, sons furtifs, masqués, insaisissables. Chuchotements, dire, puis chant, « c’est un cri qui m’ech… » – de la déclamation né le verbe au complet, « m’échappe ». Un lyrisme récitant, un peu dans l’âcreté d’un Antonin Artaud, porte l’idée, « un œil s’ouvrant au sommet de ma propre tête – à l’endroit même où la métaphysique ingénue plaçait le siège de l’âme ». Tout « parle », ici, même le piano, même l’accord disloqué tournant, plusieurs fois remâché, qui en précède la péroraison, même le silence. Après l’acharnement des multiphoniques de clarinette, succession brève d’accords qui chutent en un péril micro-intervallaire, à la manière des spectraux. « L’homme, victime du ciel brillant, demeure violé dans l’exubérance mythologique ». Passionnant.
Passés Angst de Ricardo Nillni et Ultimos movimientos de Luis Naón, découvrons La carta que Martín Matalon (né à Buenos Aires en 1958) écrivit en 2014 pour soprano, clarinette, accordéon, percussions et électronique (commande de Radio France). Quant à lui, le compositeur [photo] a puisé dans une lettre qu’on lui adressa quand il avait dix-huit ans et qu’il utilise à plusieurs reprises dans d’autres pièces. Au fil des neuf mouvements plutôt enlevés de La carta, on retrouve avec bonheur l’invention qui lui est propre, le « bruitisme » raffiné qui happe l’écoute, les hésitations de souffle « frotté » dans l’aigu de l’accordéon répondant aux trilles de la clarinette, la phonation comme entravé dans le grand four sopraniste. Ne cherchez pas à comprendre les mots, le texte est « moulu », en contraste avec la clarté stupéfiante des percussions à clavier, puis de la volubilité de la clarinette, enfin de l’indéfinissable aura de l’électronique. Nous voilà immergés dans l’univers de Matalon [lire notre entretien du printemps dernier], discrètement brillant pour ces miniatures précieuses – un bijou.
HK