Chroniques

par bertrand bolognesi

Camilla Tilling, Daniele Gatti
Berg, Mahler et Mozart par l'Orchestre national de France

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 21 avril 2016
Camilla Tilling chante Berg et Mahler avec l'Orchestre national de France
© harrisonparrott.com

Égayé çà et là dans une salle à demi nue, le peu de mélomanes inquiète grandement. Alors que depuis quatre ans le mot d’ordre des successives ministres de la culture est la pédagogie pour la formation d’un nouveau public, de public il en est moins que jamais, à en juger par les rigueurs de Death Valley revêtues ce soir avenue Montaigne. Certes, les congés scolaires y sont pour quelque chose, sans oublier certaines circonstances parisiennes qui ne laissent guère envisager aux touristes de venir sereinement rêvasser sous ses plafonds. À consulter le menu du jour, faut-il croire qu’une symphonie de Mahler, sans doute la plus accessible, et une sucrerie salzbourgeoise n’attirent personne ? Entre les deux, un Berg gentil fit-il peur ? Ce programme est pourtant joué par un grand chef et une chanteuse internationalement renommés – la renommé ne ferait-elle plus recette ? En tout cas, elle n’aura conduit ici que ceux qui n’aiment pas le train et ont sans doute peur de l’avion, ceux dont la voiture est en panne s’ajoutant à quelques inconditionnels, comme toujours il en existe.

Mozart n’est pas encore viennois lorsqu’il compose son Divertimento en ré majeur K.138 : résistons donc à la tentation de qualifier la soirée de viennoise. Les cordes de l’Orchestre national de France se lancent dans un Allegro de facture cordiale, d’abord un rien confit dans la raideur dirigiste, puis agrémenté d’une accentuation judicieuse sur les derniers pas. Daniele Gatti ménage une sonorité ronde à son assez gourmande lecture qui, pour ne tenir résolument pas compte des apports des maîtres du renouveau baroque dans l’interprétation mozartienne, demeure de saine tenue. Après un Andante discrètement nuancé, conclu par une brume mélancolique, le Presto bénéficie d’une intéressante prise de risque de la dynamique. Bien que ne gagnant pas la lumière attendue et souffrant de quelque savonnage des violons, la chose s’avère plaisante, inscrite dans une tradition d’après-guerre, mafflue et germaine – Gatti il Tedesco ?...

Camilla Tilling entre en scène.
Ainsi retrouvons-nous le soprano suédois qui l’an dernier servit le même opus mahlérien [lire notre chronique du 7 janvier 2015]. C’est d’abord dans les Sieben frühe Lieder d’Alban Berg qu’on l’apprécie. D’un vaste corpus de mélodies écrit entre 1905 et 1908, le compositeur élut sept pages qu’il orchestra en 1928. Du chef lombard louons la précision dans l’énoncé de Nacht qu’il dote d’un élan lyrique à peine rubato, laissant percevoir la richesse du matériau timbrique, mais encore la ciselure vocale. On commence à déchanter avec Schilflied, dont les attaques molles – certes cohérentes chez Kurt Weill, mais qui inventent un Sprechgesang n’ayant pas lieu d’être – sont moindre mal, l’option exclusivement crépusculaire imposée par le chef manquant la plupart des nuances de l’œuvre. La soie des cordes de Nachtigall est proprement séduisante, de même qu’un violoncelle solo gracieux à souhait, faisant oublier l’étrange gouaille qu’emprunte la ligne vocale. Atouts et déficiences sont soumis à l’élasticité presque capricieuse du tactus, élargissant son amble jusqu’à suspendre le geste musical et semer l’écoute d’arrêts sur image, le marcato systématique des cinq dernières marches ne figurant qu’au chapitre des détails d’une approche autocomplaisante – Abbado si lyrique, Boulez en perpétuel mouvement… envolée, la sensualité, définitivement perdu, le souvenir. À Traumgekrönt succède un trop instable In Zimmer, si mahlérien, dont l’orchestre couvre la voix. L’étirement du méandreux Liebesode enfouit tout espoir d’impact dans la surenchère. Une fougue inattendue surgit avec un Sommertage brouillon – au public absent est épargné cette condamnation à la déréliction à perpétuité.

On sait le goût de Daniele Gatti pour l’œuvre de Gustav Mahler.
C’est d’ailleurs par une intégrale des symphonies que l’artiste distinguait le début de son mandat à la tête de l’ONF, il y a quelques années [lire nos chroniques des 29 octobre et 17 décembre 2009, des 4 février et 29 avril 2010, enfin des 13 janvier et 10 juin 2011]. Disons-le d’emblée : son interprétation de la Symphonie en sol majeur n°4 efface l’impression mitigée qu’avaient provoquée ses Berg. Clarté et élégance sont au rendez-vous des premières mesures, le chef profitant de violoncelles fort délicats. Un peu lentement, à sa façon, il prend le temps de dessiner chaque trait, révélant somptueusement toutes les couleurs de son orchestre. L’auditeur est emporté dans les changements de climats, l’ardeur de l’inflexion, les ruptures idéalement cadrées, mais encore par des traits solistiques superbement expressifs. Les secrets du deuxième épisode ne seront pas dévoilés : la baguette joue d’excellence entre l’argent des taches de lumière sur le lac et la diphtongue d’un chant populaire – solo de violon et phrase de clarinette remarquables –, sans déroger à une fluidité salutaire. Cordes soyeuses et cuivres caressants sont complices de l’approche inspirée du Ruhevoll. Voilà qui donne le frisson ! Le mouvement est en état de grâce. Comment résister à l’envolée mi-figue mi-raisin du contre-sujet, aux demi-teintes des bois de la transition, à l’assise tragique qui s’ensuit, au flamboiement puis à l’indicible paix ? Das himmlische Leben se dépose comme une évidence. Désormais, chef et soprano travaillent étroitement. Le résultat est probant, avec l’opposition des phases extatique et terrestre, l’une toujours plus élevée face et à des sursauts d’une tonicité crue.

Égayé çà et là dans une salle à demi nue, le peu de mélomanes fait fête à cette fort belle version de la Quatrième de Mahler. Ceux dont la voiture est en état de marche, qui ne craignent pas l’avion et qui aiment le train ont eu tort : toujours elles leur manqueront, « die englischen Stimmen ».

BB