Chroniques

par gilles charlassier

Tout Mahler, la suite
Orchestre national de France dirigé par Daniele Gatti

Théâtre du Châtelet, Paris
- 13 janvier 2011
© silvia lelli

Daniele Gatti poursuit avec l’Orchestre national de Radio France son intégrale, commencée la saison dernière, des Symphonies et des Lieder orchestrés de Gustav Mahler, en guise de célébration du cent-cinquantième anniversaire de son apparition sur la scène du monde et du centenaire de ses adieux irrévocables à la vie.

La Symphonie en la mineur n°6 a la réputation d’être la plus sombre et la plus désespérée de tout le corpus. Il est vrai que l’on invite souvent ses compositions à être l’autobiographie harmonique de Mahler – et ce dernier n’est pas innocent vis-à-vis de ce point de vue herméneutique. Il serait cependant regrettable de limiter l’immense puissance pathétique de la Tragique à une simple prémonition des malheurs à venir ou des angoisses du musicien – lequel se fait la caisse de résonance d’émotions universelles poussées ici à leur paroxysme.

La violence parfois inouïe de la partition fait oublier que c’est la symphonie dont la facture dramatique suit le plus le modèle compositionnel classique en quatre mouvements – deux mouvements rapides qui enserrent un scherzo et un mouvement lent. Ce n’est évidemment pas la sobriété architectonique qui retient Daniele Gatti. Dès le mouvement initial, Allegro energico, ma non troppo, le chef italien souligne l’intensité du fardeau du destin qui pèse sur le héros. Le tempo de marche est appuyé, ralenti pour en accentuer l’implacabilité. La volonté de souligner l’urgence angoissée du premier thème n’évite pas des attaques parfois précipitées et presque brouillonnes qui contrastent avec des élans à la limite du sirupeux. Cette dramatisation, attendue mais un rien excessive, favorise le premier plan orchestral et fait sonner les contre-chants pour guère plus qu’ingrédients texturaux.

Longtemps source d’hésitations de la part de Mahler, la place du Scherzo divise les interprètes. Certains, tels Abbado, le placent en troisième mouvement, reproduisant fidèlement l’ordonnancement de la symphonie classique ; d’autres, à l’instar de Tennstedt, préfèrent le jouer dans la continuité de l’Allegro initial. Il est vrai que les premiers thèmes de ces deux mouvements de marche angoissée sont très apparentés. Cela permet aussi d’isoler davantage l’Andante qui suit et de souligner sa pastorale sérénité au cours de laquelle le héros se restaure avant l’assaut final – qui dure plus d’une demi-heure. Une telle construction rappelle alors celle de la Neuvième de Beethoven – ce qui est peut-être tout sauf un hasard… Dans ce mouvement noté wuchtig – massif –, le directeur musical de l’ONF ne fléchit pas la tension. Le second thème, annoncé comme une plaisanterie macabre par la clarinette basse et le basson, l’invite cependant à plus de dosage, et la raideur un peu excessive tend à s’estomper.

L’Andante qui suit est un merveilleux mouvement nocturne, typique de l’écriture mahlérienne. La nature se fait consolatrice – les percussions évoquent les appels des bergers alpins. Les thèmes passent d’un pupitre à l’autre avec une belle souplesse. La puissance expressive n’est cependant pas en retrait et la vis pathetica surgit dans les modulations emportées par les cordes au grand complet.

C’est dans le finale imposant, Allegro moderato, que Gatti montre le meilleur de lui-même. L’énergie extraordinaire de ce long crescendo dramatique rassemble en un seul geste les motifs dont il est tissé. La raideur que l’on avait pu regretter au début s’est métabolisée en solennité du désespoir. L’impressionnante masse sonore emporte l’auditeur dans le tourbillon tragique. Ce qui semblait, au début, un peu monochrome révèle ses métalliques fureurs.

En première partie de soirée, Mathias Goerne livrait son interprétation des Rückert-Lieder. Le baryton allemand ne montre jamais le meilleur de lui-même ailleurs que dans ce répertoire, fût-il avec orchestre. Celui de ce cycle composé entre la Cinquième Symphonie et la Sixième est réduit pour se mêler aux accents de la voix comme le bruissement du vent dans le feuillage d’un arbre. Dans Ich atmet’ einen linden Duft, les couleurs feutrées de la partition semblent convenir à l’interprète. Contre l’agencement du recueil, Blicke mir nicht in die Lieder est joué avant Liebst du um Schönheit. Quelques quintes plus tard, sans doute contaminé par les secousses laryngiennes du public, l’interprète livre un Ich bin der Welt abhanden gekommen bien nuancé, tandis qu’Um Mitternacht – dont le thème sera renouvelé dans l’Andante de la Sixième – fait entendre une émission forcée. Le pathétique a son succès mais ne sert pas la délicatesse de la page aux accents nocturnes. Daniele Gatti accompagne le cycle sans trop exhumer les harmonies subtiles des timbres.

GC