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Chroniques
Benjamin, Sibelius et Wagner par Robin Ticciati
Chor und Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Plus qu’un goût du voyage à l’étranger, c’est la crise sociopolitique de notre pays qui nous amène à chercher la musique ailleurs. L’Allemagne n’est ni un lieu exotique pour l’y trouver ni une destination inhabituelle pour notre média. Si ce vendredi soir s’avère profane, sans coïncidence particulière dans le(s) calendrier(s) chrétien(s), on y jouera pourtant bien L’enchantement du Vendredi Saint, quatrième mouvement de la Suite Parsifal cousue, à partir du Bühnenweihfestspiel éponyme, par Claudio Abbado. Après avoir joué l’œuvre en version de concert à Berlin, le 29 novembre 2001, le célèbre chef lombard, qui nous a quittés il y aura six ans dans quelques jours, a retenu le Prélude du premier acte et quatre extraits du troisième pour cette suite en cinq épisodes.
Et c’est aussi un nom italien qu’affiche la formation munichoise, le Britannique Robin Ticciati que l’on put applaudir à plusieurs reprises [lire nos chroniques d’Eugène Onéguine, Der Rosenkavalier, Symphonie en la majeur n°6 de Bruckner, La damnation de Faust et Rusalka]. Il ouvre le concert par un Vorspiel d’une clarté recueillie, plus caractérisée par l’articulation du silence que par la lenteur. Aucune accentuation du statisme de cette page dans sa lecture qu’il fait avancer vers la fluidité, au contraire. Parsifals Salbung und Kundrys Taufe vient en confirmer l’inspiration qui profite de l’excellence des musiciens du Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks. La tendresse de ce deuxième mouvement semble tomber du Ciel. Arrivent alors le cuivres resplendissants et la marche solennelle du Karfreitagszauber, assez sévère ici, impérative. Les hommes du Chor des Bayerischen Rundfunks livrent une interprétation très drue qui fait regretter le peu d’efficacité des chœurs français dans ce répertoire magnifique (on craint le pire pour les deux productions à venir en fin du mois, à Strasbourg et à Toulouse…). La Verwandlungsmusikgagne encore en autorité, quand la bonté s’impose avec Erlösung, évidente.
Pour diriger l’opéra et les symphonistes romantiques, Robin Ticciati n’en est pas moins un fervent serviteur de la musique de notre temps. C’est d’ailleurs lui qui menait la première française d’Aeolus–Re-turning III de Toshio Hosokawa, il y a quelques années [lire notre chronique du 7 janvier 2015]. Aussi est-ce George Benjamin qu’il honore après l’entracte, avec Sudden Time, opus pour grand orchestre esquissé en 1984 puis écrit entre 1989 et 1993, enfin créé par Benjamin himself à la tête du London Philharmonic Orchestra, le 21 juillet 1993, à Londres – Ticciati avait donc dix ans. C’est, pour nous, l’occasion d’un avant-goût de l’édition 2020 du festival Présences à Radio France (du 7 au 16 février) dont le sujet sera précisément le compositeur britannique (Sudden Time y sera d’ailleurs joué le 12 février par Pascal Rophé au pupitre de l’ONF, avec des pièces d’Anderson, Boulez et Fujikura).
Le titre vient d’un vers de Wallace Stevens (1879-1955) qui, quelques semaines après l'invasion de la Pologne par l’armée allemande, en septembre 1939, signait le poème Martial Cadenza – « it was like sudden time in a world without time » : c’était comme un temps inattendu dans un monde dépourvu de temps [traduction de l’anglais par le chroniqueur]. Benjamin reprend les ébauches de cette œuvre durant les journées de grande agitation qui précèdent et suivent l’effondrement du mur de Berlin, le symbole de la guerre froide qui était elle-même la conséquence directe des conclusions de la Seconde Guerre mondiale. Plus qu’aux discours de toutes sortes qui fusèrent en novembre 1989, le musicien s’est attaché à l’indicible, ce qui seule la musique peut dire et non les mots, tous dévoyés. Il s’agit plus d’un hommage à deux bouleversements, celui de la guerre et celui de la chute du mur, qu’à leurs victimes. « Je souhaitais avant tout que la musique coule dans une grande flexibilité, explique-t-il. Le matériau se déploie dans tout l’orchestre et dans plusieurs directions en même temps. C’est la raison pour laquelle la structure se développe d’une façon linéaire, avec des fondus-enchaînés harmoniques sur les différentes lignes. La forme qui en résulte oscille entre une pulsation simple, nettement définie, et des tourbillons complexes en polyrythmie. La cohésion de ces éléments est rendue possible que des motifs musicaux plutôt simples font la base de l’ensemble du matériau » [traduction de l’allemand par le chroniqueur, brochure de salle]. Ouvert par un geste dramatique, Sudden Time s’interdit toute narration qu’elle contredit dans un poudroiement de cellules répétées toujours en mutation. À cette introduction turbulente succède, ici donnée avec une vigueur impressionnante, succède un passage presque contemplatif, au cœur de la pièce, qui fait entendre un travail infiniment raffiné de l’écriture des timbres. Après une nouvelle section rythmique, Sudden Time s’achève dans la nudité d’une ligne quasiment soliste qui monte et disparaît dans la lumière…
…and I walked and talked
Again, and lived and was again, and breathed again
And moved again and flashed again, time flashed again.
[in Wallace Stevens, Martial Cadenza, Compass, 1940]
(…et j'ai marché et parlé
À nouveau, et l’ai vécu, j’étais là, encore, et respirais à nouveau
Et bougeais encore et à nouveau étincela, le temps étincela, à nouveau)
Jean Sibelius a longtemps hésité quant à la forme à donner à sa Symphonie en ut majeur Op.105 n°7. À partir d’esquisses tracées dès 1914, alors que depuis 1917 il compose plusieurs symphonies en même temps, il brosse en 1918 un schéma en trois mouvements, puis se décide pour quatre, à partir de 1920. Ce n’est finalement qu’en juillet 1923 qu’il tranche : l’œuvre sera un seul et long mouvement d’un peu plus de vingt minutes. La période n’est pas des plus joyeuses, le compositeur finlandais remettant alors sa destinée entre les mains de son « ami le plus fidèle » : il s’agit du whisky… Il en dirige la première à Stockholm le 24 mars 1924. Elle s’appelle encore Fantasia sinfonica. C’est un grand succès. L’année suivante, la partition paraît chez son éditeur danois sous son titre définitif de Septième Symphonie. Dans une épaisseur puissante et charnue s’élève la gamme initiale, à laquelle Ticciati donne une inflexion volontairement laborieuse, comme venue du fond des âges, qui pourrait s’apparenter à une page de Janáček. Le choral bénéficie d’un dessin délicat où l’on entend le métier brucknérien du chef. Jusque dans la manière d’éclairer le surgissement d’un moment heureux, à l’issue de ce prélude, on retrouve Bruckner. Un recueillement comparable à certains moments de Parsifal n’est pas absent. Puis c’est la danse, jamais affirmée, invitée qui garde un pied du côté extérieur du pas de la porte. Quelque chose s’enfle, comme un fleuve perturbé par une crue. Mais la menace est écartée par la gracilité de la danse, cette fois bien présente. Les différents climats de l’œuvre sont vaillamment ciselés par l’orchestre bavarois, décidément en grande forme, et Robin Ticciati jusqu’à l’apothéose de la gamme mixolydienne, étirée dans un final emphatique qui la rend méconnaissable. Bien content d’avoir fait le voyage !
HK