Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Vittorio Forte
Calvo, Gardel, Guastavino, Lecuona, Nepomuceno, Piazzolla, Ponce et Villa-Lobos

1 CD Mirare (2025)
MIR 768
Vittorio Forte joue les compositeurs latino-américains sur piano Fazioli

Après un fort beau voyage dans le postromantisme russe, via la trop rare musique de Nikolaï Medtner [lire notre critique du CD], Vittorio Forte nous fait traverser l’Atlantique. Avec ce nouvel album, il ne s’agit pas de faire sonner les musiques de l’hémisphère nord qu’auraient pu représenter des pages d’Ives, Gershwin, Copland, Barber ou Carter, mais de transporter nos oreilles vers l’hémisphère sud, comme le suggère son titre, Volver. C’est donc sous la protection du célèbre chanteur de tango Carlos Gardel – d’aucuns ont pu dire qu’il aurait vu le jour en Uruguay (Tacuarembó) comme en la cité des violettes (Toulouse), le 11 décembre 1890, quand tous s’accordent sur le fait qu’il disparut au début de l’été 1935 lors de la collision de deux Ford Trimotor sur le sol de l’aéroport de Medellín – que le pianiste calabrais place ce nouvel enregistrement tour à tour éclairé par les couleurs de l’Argentine, du Brésil, du Chili, de la Colombie, de Cuba et du Mexique. Volver est ouvert par l’une des dernières chansons de Gardel, Por una cabeza (1935), dans une transcription de l’artiste lui-même qui la joue sur un généreux Fazioli, puis il est conclu par… Volver (1934), tout simplement, dans une version de la même main qui distille une plus subtile nostalgie que l’original, dans une articulation raffinée qui conjugue la délicatesse à l’opulence.

Première destination – partant que Gardel, qui enserre ce beau programme, en représente l’internationalité –, l’Argentine. Et d’abord avec Carlos Guastavino (1912-2000) dont Vittorio Forte livre une interprétation non seulement brillante mais encore soigneusement dansée de Las niñas (1953), tout en sensibilité. Une tristesse infinie s’impose ensuite à travers Bailecito (1940), moins spectaculaire en ce qui regarde la prouesse technique, certes, mais dont le caractère ombrageux laisse profondément songeur. L’aventure argentine, terre du tango, se poursuit un peu plus loin avec Adiós Noniño (1959) qu’Astor Piazzolla (1921-1992) conçut en hommage à son père qui venait de s’éteindre des suites d’un accident de bicyclette. On doit à Ken Yoshida une prise de son qui profite pleinement d’une acoustique avantageuse, celle de la Ferme Villefavard où le présent disque fut capté il y a tout juste un an. L’opposition de sections au dépouillement recueilli à d’autres où s’exprime une colère indignée est traversée d’un lyrisme invasif qui ne saurait laisser indifférent.

Un grand bon vers le Nord mène l’auditeur à Zacatecas, ville située à 2500m d’altitude et en plein cœur du Mexique, où naquit le compositeur Manuel María Ponce (1882-1948) – en vérité, ce dernier, qui fut élevé plus au sud du pays, à Aguascalientes, fit ses études puis sa carrière à Mexico. Nous découvrons – avouons, en toute simplicité : nous ne connaissions pas cette œuvre-là… – sa Rapsodia mexicana n°1 (1910-1913) dont le pianiste cisèle la fermeté de structure. Toujours en route vers le Sud, gagnons Santiago de Chile avec la musique d’Alfonso Leng (1884-1974), plus connu pour La muerte de Alsino, poème symphonique de 1920, que pour les poemas qui forment Doloras, cycle pianistique de 1914. Cinq pages brèves, successivement un Quasi Allegretto héritier de Chopin ; un Andante qui mêle ce dernier à la manière de Fauré, peut-être ; cette influence est encore plus nette dans le Larghetto ; puis un second Andante où l’harmonie s’affirme plus personnelle ; enfin, un Larghetto presque recitativo dont les accords s’élèvent bientôt en quasi-choral doloroso.

Le déplacement continue, cette fois selon l’autre axe : soit vers l’Est, destination le Brésil, qui débute ici par un recueil qu’Alberto Nepomuceno (1864-1920) composait à l’âge de trente ans et à Paris, Quatro peças lyricas Op.13 (1894). Mélodiste inspiré – il écrivit plusieurs opéras, dont une Electra –, le musicien sut inviter l’Europe musicale de son temps dans ses tropiques chanteurs, que ce soient Anhelo, Valsa ou Dialogo, quand ils affirment une danse qui s’éloigne résolument du Vieux Monde, dans l’irrésistible Galhofeira. Une génération plus tard, Heitor Villa-Lobos devient la figure de proue de la musique brésilienne. Vittorio Forte magnifie sa Valsa da dor (1932), dont fascine la sentimentalité, à fleur de peau, du premier motif, laissant une petite place à une courte réminiscence d’heureux bal. Pendant les années 1936 et 1937, le compositeur écrit les quatre pièces à constituer son Ciclo brasileiro dont nous retrouvons ici la deuxième, Impressões seresteiras, somptueuse sérénade fiévreuse en ut dièse mineur qui papillonne dans une redoutable technicité lisztienne obombrée des apparitions d’un thème chopinien.

C’est par la Colombie que passe ensuite le voyage, avec la musique de Luis Antonio Calvo (1882-1945). Deux opus au menu : le second intermezzo, Lejano Azul (1920), chanté avec le plus grand soin, puis Malvaloca, élégamment dansé sur le clavier. Comme sur le chemin du retour, les doigts de Vittorio Forte, quittant le continent par la mer des Caraïbes, font une ultime escale à Cuba. Des six Danzas afro-cubanas (1929-1934) d’Ernesto Lecuona (1895-1963), il a choisi de nous offrir le première et la sixième : au jazzéiforme et très rythmique La conga de media noche succède La comparsa, énigmatique et obstinée, qui conduit sa complainte vers un éclat discrètement éteint.

Une heure vingt de bonheur !

BB