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Chroniques
récital Elisso Virsaladze
La Roque d’Anthéron (2004)
Les Pianos de la Nuit est une collection de récitals enregistrés en public lors du Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron depuis l’été 2002. Réalisées spécialement pour le DVD, ces interprétations virtuoses ont vocation à constituer dès aujourd'hui les archives classiques du XXIe siècle. Elisso Virsaladze fut filmée le 8 août 2004.
La grande pianiste géorgienne, familière de Mozart, Chopin, Beethoven, et bien sûr Robert Schumann, d'ailleurs lauréate du Concours de Zwikau, ouvrait son récital provençal par le Kreisleriana Op.16. Offrant un départ fulgurant au Äußert bewegt initial, elle use ici d'un jeu puissant et toujours d'une grande profondeur, comme un fond très travaillé, s'ornant d'une pédalisation idéalement respirée, pour un passage central plus tendre, dans une nuance entièrement piano très égale. Particulièrement inspirée dans le début du long Sehr innig und nicht zu rasch, elle y affirme ensuite un phrasé magnifique, les motifs ornements s'éclairant sous ses doigts d'autant de légèreté que de précision. L'artiste dessine ensuite les différents plans du passage rapide de ce mouvement avec grande pertinence ; en revanche, si la dernière partie arrive comme une déferlante passionnante, l'aigu est malmené et devient disgracieux. C'est, cela dit, devenu monnaie courante, aujourd'hui : certains pianos et certains pianistes ont opéré une uniformisation du son qui désavantage cette tessiture de l'instrument, de sorte que le public n'est même plus choqué d'entendre des notes véritablement claquantes qu'il ne perçoit peut-être plus. Loin de s'avérer uniquement sec, le jeu de Visarladze est également musclé dans Sehr aufgeregt, le 3ème numéro de l'œuvre, toujours fort soigneusement nuancé, avec une belle différentiation des frappes ; le deuxième thème prend tout l'essor lyrique attendu, splendidement porté, dans un grand souffle chantant. Dans la 4ème pièce, elle atteint une simplicité surprenante, fruit d'une longue épuration de l'interprétation, qui nous fera paraphraser Thomas Bernhard et qualifier son approche de simplement compliquée, sans y sous-entendre l'ironie du Viennois. L'écoute est tenue en haleine par une conception d'une évidence extrêmement rare, jusqu'à l'élégance féline et dangereuse du Sehr lebhaft suivant. La sixième page recouvre la simplicité de tantôt, cette fois magnifiée par un recueillement, maintenu même lorsque le climat s'envenime. Elisso Virsaladze se lance dans un Sehr rasch particulièrement rageur dont elle souligne la chaotique toccata. La dernière pièce du cycle est donnée avec une précautionneuse parcimonie d'effets, dans une couleur un rien feutrée, et signe une sobre lecture de Schumann dans une extinction d'une discrétion saisissante.
À l'inverse, c'est dans la violence de contrastes accusés que la pianiste amorce l'Allegro de la Sonate en ré mineur Op.14 n°2 de Sergeï Prokofiev, développant ensuite des motifs plus suaves, avec des vocalises aigues d'une délicatesse inouïe. Peu à peu, elle orchestrera le mouvement pour atteindre un relief fort intéressant. Le caractère volontaire du Scherzo est bien au rendez-vous, à la fois festif et bougon, tout en ménageant dans sa partie centrale une sensualité pleine de suspens. L'élégiaque Andante se révèle très habité, et tant intégré que la pianiste donne l'impression d'inventer sous nos yeux la partition, comme par une naturelle et géniale improvisation qui nous fraie un chemin direct vers le compositeur. Enfin, la fluidité du dernier mouvement est ici fascinante, de même que la relative sécheresse de sonorité choisie pour la variation, mais le léger alourdissement du tempo vient toutefois contrecarrer le discours d'un final qui, de ce fait, passe à côté de son brio.
Passionnante dans les Sarcasmes Op.17 n°3, Virsaladze en souligne le caractère – la mémoire de Prokofiev voudra bien nous pardonner une remarque qu'il aurait trouvée désobligeante – proche de Chostakovitch qu'elle sert d'une expressivité bouleversante. Si elle use ici de toute la percussivité requise par cette écriture, elle met son art de la couleur au service de plusieurs phrases, notamment dans les deux derniers mouvements. Une minutie irréprochable, attentive au relief, à la couleur, à la qualité sonore, secondée d'une régularité presque effrayante sert ensuite la Toccata en ré mineur Op.11 dont le raffinement de conception et l'efficacité d'exécution font le moment phare de ce récital, filmé avec une grande sobriété par Dominique Pernoo, dans une lumière nettement moins violente que la première série de cette collection, moins clémente avec les artistes. En bis, Elisso Virsaladze donnait ce soir-là une charmante Valse en la majeur Op.51 de Tchaïkovski.
BB