Chroniques

par bertrand bolognesi

Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner

Bayreuther Festspiele / Festspielhaus, Bayreuth
- 13 août 2025
"Tristan und Isolde", mis en scène par Thorleifur Örn Arnarsson, à Bayreuth
© enrico nawrath | bayreuther festspiele

Après la production qu’y signait Roland Schwab trois étés plus tôt [lire notre chronique du 12 août 2022], nous découvrons au Bayreuther Festspiele celle de Thorleifur Örn Arnarsson, créée l’an dernier. Avec la complicité du scénographe Vytautas Narbutas, le metteur en scène islandais installe le récit lyrique dans un espace en évolution. Le premier acte surprend par son épure et la profondeur de champ dans laquelle s’inscrit le jeu – une aire noire et infinie que dessinent aussières et amarres, en appelant à l’imaginaire du spectateur pour lui-même délimiter, si quelque besoin s’en trouve, les contours du bâtiment par lequel Tantris mène la fière princesse à son roi. L’héroïne apparaît en premier plan, côté cour, assise dans sa robe-îlot qu’elle parcourt d’une plume fébrile, en scriptomane peut-être encore amoureuse de celui qui fut tué au combat ou déjà de l’adversaire qu’elle a secouru. Un hiératisme relatif caractérise ce moment centré autour du témoin des passions – la robe, donc, comme animée d’un rituel magique –, brisé par la rage hautaine d’Isolde lorsque le hâbleur Kurwenal vole un baiser à Brangäne : elle lui saisit la barbe et la tire avec tant de force et de hargne qu’elle le met à terre, ridiculisant ainsi le méprisable emblème pileux d’un héroïsme qu’elle ne saurait reconnaître.

Ce soir, la fidèle suivante n’aura pas à échanger les philtres car de philtres il ne sera guère question : la captive ne porte pas de toast au vainqueur, et tout est bientôt scellé dans l’instant d’un regard, surprenant arrêt sur image où l’amour est révélé sans le hasard des potions. Le drame s’est joué avant, si bien que l’amour n’a que faire de subterfuge. Hors-champ, hors-chant… la légende d’Iseult et de Tristan s’est accomplie avant même que soient posées les premières mesures du Vorspiel, ce que suggère mieux encore l’élégante mélancolie instillé par Semyon Bychkov, en parfaite intelligence avec l’option dramaturgique. L’hébétude du désastre de l’aveu réciproque est quasiment simultanée à l’arrivée au port, lorsqu’apparaît en arrière-plan une sorte de vaste cabinet de curiosités, encore à peine éclairé, qui se précise au chapitre médian. Approchant très lentement de l’ouverture du plateau au fil du duo féminin qui débute l’Acte II, le dispositif s’avère être l’épave rouillée d’un vaisseau dans le ventre de laquelle gisent renard empaillé, colonnes, vieux volumes à épaisse couverture de cuir, baldaquin, radio d’avant-guerre, cadres dorés, fragments d’armure, squelette, cage à canari, faux bustes antiques, toiles marines, amphores, statues diverses, planisphère mural, vasque, trompette, poupée, bas-reliefs, mappemonde, miroir, etc. – bref, une joyeuse antiquaille où les amours de Tristan et d’Iseult se déplient en temps d’enfance, ce que surligne subtilement le chef russo-étatsunien par sa lecture par moments presque italienne. La survenue de trois hommes en noir met un terme à ce bonheur inouï : avec le monde des adultes – Kurwenal le dévoué, le belliqueux Melot et Marke, le monarque blessé au cœur de l’amitié portée à son champion – surgit la peur. Point de lutte : le chevalier s’écroule sans que son détracteur le blesse physiquement.

Ce décor évocateur est disloqué au troisième acte, sur une scène s’ornant de sa propre déconstruction, dans l’ombre des cordages du I. Ainsi est-ce Ce-que-tous-vous-savez-de-la-légende qu’interroge Thorleifur Örn Arnarsson plutôt que la légende elle-même, via une analogie troublante entre le monde de la mer et celui du théâtre : les cordages communs aux deux, les toiles peintes comme héritées des voiles, les trappes entre souterrains et plateau, entre cale et pont et ainsi de suite. Faudrait-il jouer à se croire ailleurs qu’à la Festspielhaus, semble-t-on annoncer alors… le réel de la représentation, pour ainsi dire tout en mesurant le peu de sens immédiat de l’association des termes, n’en souligne que mieux, et par-delà la confusion régnant sur l’arrivée de l’équipe royale en l’île de l’exil (seule ombre au tableau), l’imprégnation du légendaire dans l’esprit de celui qui voit le spectacle comme en celui qui l’a conçu et en ceux qui le font, à l’instant même.

Sous les lumières savantes de Sascha Zauner neuf solistes donnent vie à ce mythe du mythe, dans la vêture intemporelle réalisée par Sibylle Wallum. La souplesse et la clarté bénie de Matthew Newlin font un bonheur de Jeune Matelot [lire nos chroniques d’Eliogabalo, Don Giovanni et Boris Godounov], tandis que le baryton-basse Lawson Anderson prête au Timonier ce qu’il faut de couleur et de fermeté. C’est aussi la clarté mais encore une musicalité soigneuse qui défend la partie du Berger, assimilé par sa houppelande ambiguë à un ange tout de blancheur ailée, celles du ténor Daniel Jenz [lire notre chronique d’Animal Farm]. Par la puissance et l’autorité, Alexander Grassauer impose un Melot très impacté. Le baryton Jordan Shanahan convainc moins dans les premières interventions de Kurwenal, parfois heurtées, mais livre un troisième acte de toute splendeur [lire nos chroniques de Das Schloß Dürande, Rigoletto, Senza sangue, Götterdämmerung et Parsifal]. Avec des attaques souvent brutales, des piani et dolce si laborieux qu’ils mettent à mal l’intonation, Andreas Schager, vaillant quand la force est requise par le rôle, ne satisfait guère en Tristan. On retrouve avec joie l’excellent Günther Groissböck en Marke d’une âpreté parfois violente et toujours diablement musicale [lire nos chroniques de Fierrabras, Idomeneo, La clemenza di Tito, Das Rheingold à Strasbourg, Paris et Bayreuth, Tannhäuser, Die Zauberflöte, Die Walküre à Paris et à Genève, Die Meistersinger von Nürnberg à Paris et à Bayreuth, Parsifal, Der Freischütz, La fiancée vendue, Der Rosenkavalier à Salzbourg puis à Munich, enfin d’une Liederabend munichoise et du récital discographique Nicht Wiedersehen!]. Encore retrouve-t-on avec un plaisir de même taille le soprano Camilla Nylund en une Isolde souveraine, passionnée, tour à tour revêche, tendre et résignée. Indéniablement, LA voix de cette représentation demeure celle d’Ekaterina Gubanova à qui l’on doit une Brangäne magnifique quant à la conduite vocale, le velours du timbre, l’égalité de la qualité sur toute la tessiture.

BB