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Susanna Mälkki joue Lanza, Mason, Poppe et Varèse
création de Drawing tunes and fuguing photos de Mason
Suite au premier concert Futurismes, adjoignant au sein d’un même programme Wagner et Xenakis [lire notre chronique du 17 novembre 2012], l’Ensemble Intercontemporain, le Chœur de Radio France et les étudiants des classes de percussion et d’ondes Martenot du CNSMD de Paris nous convient à un alliage réjouissant et prometteur entre futurisme et création. C’est ainsi que trois opus d’Egard Varèse – le célébrissime Ionisation pour treize percussions, le Poème électronique pour bande magnétique, Ecuatorial pour chœur d’hommes et ensemble – se trouvent encadrés par les Speicher (grenier, lieu de stockage, entrepôt en allemand) III-IV et V d’Enno Poppe, la création mondiale de Drawing tunes and fuguing photos de Benedict Mason (commande du Festival d’Automne à Paris et de l’EIC) et #9 (number nine) du jeune compositeur vénitien Mauro Lanza.
Si l’ensemble des pièces proposées dans ce copieux menu ne répond qu’imparfaitement à la définition première et historique du futurisme (rappelons-nous la célèbre phrase de Varèse parue en 1917 dans le cinquième numéro de la revue dadaïste : « Pourquoi, futuristes italiens, reproduisez-vous servilement la trépidation de votre vie en ce qu’elle a de superficiel et de gênant ? »), il faut plutôt voir la cohérence de cette production dans sa manière d’encenser un « futurisme » transhistorique fusionnant lumières, vitesses, espaces continus et discontinus.
Pour de probables et compréhensibles raisons de manutention, qui s’orchestrent en un habile ballet de chaises, instruments et pupitres, Ionisation fait office de prélude au concert. Menés de main de maître par Susanna Mälkki, les percussionnistes de l’Ensemble Intercontemporain, suppléés pour l’occasion par les étudiants de la classe de Michel Cerutti, donnent à entendre une pertinente et judicieuse version de ce monument. L’équation d’une mise en place irréprochable, de la qualité de chaque timbre et d’un espace généré par le contrôle et les contrastes de dynamiques, donne toute sa liberté au déploiement de la structure de l’œuvre. Au delà de la qualité évidente de cette version, nous ne pouvons que nous réjouir de constater « en actes » les partenariats d’insertions professionnelles entre le Conservatoire de Paris et l’EIC. De tels parrainages sont à saluer.
Bien que composés entre 2010 et 2012 et créés séparément, les Speicher III, IV et V d’Enno Pope s’inscrivent dans un ensemble complexe de variations et de transformations continues. Selon l’intention du musicien, qui souhaiterait placer l’auditeur dans un « état d’écoute active », la variété, la variation imposée par le traitement du matériau musical doit toujours se construire sur des éléments immuables, constants et surtout reconnaissables. Dans une approche comparable à celle du Français Philippe Leroux, connu pour son travail sur les processus de transformation continue, la perception et l’anticipation du prévisible ou de l’imprévisible sont au cœur du projet de composition. En ce qui concerne le traitement sonore, nous avons été surpris, du moins dans un premier temps, par la construction « dramaturgique » de cette partition. Très localisés dans des textures de cordes, ses premiers temps (Speicher III) donnent l’impression d’une circulation polyphonique qui n’affecte qu’un seul pupitre dans une écriture ciselée à l’extrême. Ce n’est que par paliers très progressifs, en utilisant le « geste glissando » comme point d’accroche du développement et une instrumentation d’abord par blocs, que la fusion des timbres s’opère. Ce procédé de développement orchestral, qui permet de donner un sens à l’utilisation d’un effectif complet, joue également sur les manques et les attentes de l’auditeur.
Dans cette optique, il est important de noter la richesse de certains alliages instrumentaux : le groupement « méta-instrument » harpe (en micro-intervalles), piano et marimba, l’isolation de registres de cordes aigus dans un contexte densifié. D’une virtuosité à couper le souffle, passant par des sections de swing déstructuré sur rythmique de balais avec pêches presque jazzistiques de cuivres, cette pièce se fige dans une véritable explosion sonore. Dans un entretien de 2008, mené par la musicologue Corinne Schneider, Poppe avoue son amour pour la vitesse et la virtuosité, qu’il conçoit comme « un challenge » compositionnel et pour ses interprètes. Nous pouvons affirmer que ce « challenge » semble largement relevé par Susanna Mälkki et son ensemble.
Le retour d’entracte est marqué par la diffusion du Poème électronique de Varèse. Créé le 2 mai 1958 au Pavillon Le Corbusier-Xenakis de l’Exposition Universelle de Bruxelles, cette page pionnière du répertoire acousmatique fut élaborée au studio Philips d’Eindhoven (Hollande). Mêlant sons concrets, voix, sons de cloches, orgue, ensemble de free-jazz et sons électroniques (avec action de filtres, modulation en anneau et manipulation de la bande), le Poème électronique était à sa création accompagné par la projection d’images filmées par Philippe Agostini. Bien qu’ayant été ravi de pouvoir entendre cette pièce en situation de live, force m’est de constater qu’un tel répertoire, pourtant daté, n’est pas encore ancré dans les habitudes du concert. La salle est secouée par quelques rires discrets, des raclements de gorge (non fixés sur la bande) et des bruits de pas qui signalent un retour tardif d’entracte. La pièce se termine par quelques applaudissements lancés avec un temps de latence.
La soirée se poursuit par la création de Drawing tunes and fuguing photos de Benedict Mason [photo]. Peut-être est-ce une première expérience conduite dans le domaine de la réalisation cinématographique qui justifie que le compositeur britannique porte une forte attention au visuel et aux formes complexes : l’œil est presque aussi important que l’oreille. Dans la notice ici proposée, il livre quelques pistes à la compréhension de son titre : « […] Le titre se réfère à la saisie d’une mélodie qui se déplacerait le long de différentes lignes ; à l’idée de suivre et de poursuivre (de « fuguer ») des photographies et des idées imaginaires-des portraits de ce que l’on connait et des photographies de ce que l’on ne connaît pas ». Cet opus frappe également l’auditeur par sa forte imprégnation rythmique (« Du rythme avant toute chose et pour cela préfère le pair »). La pulsation presque toujours sous-jacente, et qui ne cherche pas à être gommée, est parfois scandée par des rimshots (type bossa-nova) de caisse-claire avec ponctuations de blocs, etc. Par ailleurs, le développement semble souvent se construire sur la mise en place d’un squelette rythmique, d’une carrure simple (le 4/4 est souvent de mise), avant de concevoir une complexification et un développement. D’autre part, cette pièce ne se refuse pas quelques doublures ou sonorités connotées, notamment dans l’emploi du trombone ou d’associations presque kitch vibraphone/marimba. Il serait toutefois une erreur de la résumer à sa simplicité (qui n’est qu’apparente) ou à une approche décomplexée de l’acte de composition. Car derrière ces quelques éléments de surface se cachent de vraies trouvailles d’instrumentation et une musique claire et lumineuse. L’œuvre est, du reste, chaleureusement accueillie par le public qui offre une belle ovation à son auteur.
En double référence à un article paru dans Scientific American Magazine, traitant du canular de la mort de Paul McCartney en 1966, ainsi qu’à un extrait d’une conférence d’Arnold Schönberg au sujet de son Op.9, #9 de Mauro Lanza questionne les notions de continuité et de cohérence au sein d’un discours fragmentaire. Bénéficiant d’un apport d’instruments hétéroclites (intégrés aux dispositifs de percussion), tels que des bouteilles (nous ne nommerons pas la marque) échelonnées à différentes hauteurs et jouées par le souffle, la pièce se structure autour du mouvement circulaire provoqué par le souffle.
Plus encore que les autres morceaux du programme, #9 se fait éloge de la mise en espace et de la synthèse sonore, les figures et le fragmentaire se fondant dans un espace complexe et parfois saturé. Sans chercher une métaphore de l’électronique, c’est par ce phénomène de synthèse et de mise en espace que se construit sa cohérence formelle. En ce sens, la richesse de l’instrumentation contribue à la fonte de figures différenciées en des objets complexes et parfois méconnaissables.
Enfin, le concert se referme sur le toujours surprenant Ecuatorial pour voix d’hommes, huit cuivres, piano, orgue, deux ondes Martenot et six percussionnistes (dans la révision de 1961), sur des textes du Livre sacré des anciens Mayas-Quichés du Guatemala [Popol Vuh, ndr.]. La profonde modernité de cette partition, qui repose en partie sur l’utilisation des sons continus ou sinusoïdaux de l’orgue ou des ondes Martenot, se développe sur un enchevêtrement de sons instrumentaux inouïs et sur la dimension incantatoire confiée au chœur de basses. De belle tenue, cette lecture donne une nouvelle fois l’occasion de constater le partenariat actif évoqué plus haut (certains étudiants en cursus ou fraîchement diplômés se cachant parfois sous l’intitulé « musiciens supplémentaires ») – rappelons-nous qu’il y a sept ans déjà, Pierre Boulez dirigeait les élèves du Conservatoire dans cette œuvre [lire notre chronique du 19 novembre 2005]. Soulignons le beau travail de préparation du Chœur de Radio France dû au pianiste, organiste et chef d’orchestre Denis Comtet.
NM