Chroniques

par jorge pacheco

Wagner et Xenakis par Michel Tabachnik
Chœur de l’Armée française et Brussels Philharmonic

Cité de la musique, Paris
- 17 novembre 2012
le chef Michel Tabachnik joue Wagner et Xenakis à la Cité de la musique (Paris)
© dr

La Cité de la musique ouvre son cycle Futurismes avec un concert du Brussels Philharmonic consacré à deux compositeurs qu'un siècle sépare, mais qu'un infatigable esprit visionnaire pourrait rapprocher. D'un côté Wagner, dont l'esthétique dépasse le purement musical et pénètre, entre autres, le plan architectural (ce qui se matérialise à Bayreuth), et de l'autre Iannis Xenakis, architecte de formation qui fait le parcours inverse et passe de la géométrie à la musique. En toute logique, le propos central de la soirée est le rapport entre le son et l'espace, rejoignant ainsi l'une des grandes préoccupations de la musique de ces dernières décennies.

À peine entrés dans la salle, quelque chose semble manquer : l'espace normalement réservé aux musiciens n'existe plus. La vénérable formation flamande quitte sa configuration habituelle pour se trouver éparpillée dans le public, comme elle le fait parfois [lire notre chronique du 1er octobre 2010]. Si un tel pari se justifie pleinement pour la musique de Xenakis, elle s'avère nettement moins favorable à celle de Wagner. Une fois l'orchestre en place, Michel Tabachnik, chef titulaire du Brussels Philharmonic depuis 2008, fait une entrée fort cérémonieuse, contredisant la peu conventionnelle disposition. Les musiciens, exemplairement disciplinés, se lèvent promptement de leurs chaises, accomplissant une fois de plus un protocole qui, dans ce contexte, semble inutile.

Le Prélude de Tristan und Isolde, et la Mort d'Isolde, enchainés sans interruption, ouvrent le concert. À côté de notre oreille gauche, le troisième basson, la harpe et une contrebasse, nous permettent d'augurer une perception singulière de l'orchestration wagnérienne. Et en effet, celle-ci en est fortement perturbée. Depuis le début, les précisions de Wagner par rapport à l'interprétation de sa musique (orchestre invisible, sonorités orchestrales pures et « transfigurés » par l'éloignement, lumière uniquement sur la scène...) sont totalement contrariées. Il est vrai qu'il s'agit ici d'une version en quelque sorte expérimentale, ce qui excuse le sacrilège, mais pourquoi, dans ce cas, choisir l'œuvre d'un compositeur ayant exprimé aussi clairement sa volonté ? La disposition de l'orchestre oblige à garder toute la lumière en salle, ce qui désacralise complètement l'expérience. L'orchestre n'est pas seulement visible mais bien trop présent, ainsi que tous les petits bruits parasites liés à la manipulation des instruments que Wagner chercha, sa vie durant, à dissimuler.

Au centre de l'action, Tabachnik, trop éclairé, dirige avec ses deux bras en permanent parallélisme et, formé par le répertoire contemporain, priorise la précision sur la qualité du son. Ainsi laisse-t-il aller au gré du vent les tenuto et subdivise-t-il brusquement pour aller chercher des pizzicati qui ne sont jamais ensemble, l'orchestre étant trop séparé pour que les pupitres les plus éloignées puissent suivre les chefs de file. Cécile de Boever, Isolde pour quinze minutes, placée sur l'un des balcons, est trop loin de l'orchestre et en décalage par rapport aux instruments qui la doublent. Malgré des qualités vocales incontestables, sa voix ne s'entend jamais proprement, et seuls les aigus les plus forts, qui transpercent les oreilles des spectateurs assis à ses côtés, arrivent à nous avec une certaine clarté. Pis encore, invitée sur le podium à la fin de sa performance pour saluer un public qui l'ovationne, elle s'incline vers les uns et offre aux autres une vue, pour ainsi dire, peu habituelle. Nous saluons toutefois sa voix robuste et vigoureuse, qui sait aussi être émouvante dans l'abandon final.

S'ensuivent deux œuvres de Xenakis que l'on ne croirait pas du même compositeur, tant elles sont différentes. La première, À Colone, d'une clarté étonnante à l'instar du texte de Sophocle dont elle s'inspire, utilise seulement violoncelles, contrebasses, cors, trombones et un double chœur d'hommes. L'homogénéité des cuivres est remarquable et contrebalance à la perfection la puissance du Chœur de l'Armée française. Dans leur uniforme d'une élégance sans équivalent, les chanteurs se transforment en chœur grec, faisant de leurs multiples voix une seule. Nous remercions la Capitaine Émilie Fleury qui fait un travail remarquable avec ses chanteurs, et refuse, par discrétion, de monter saluer à la fin de l’exécution.

Nomos Gamma, une œuvre d'une rare violence, est la seule vraiment conçue pour la disposition ici adoptée, et, par conséquent, la plus favorisée. Son orchestration, savamment agencée, donne l’impression que le son bouge rapidement dans la salle. Tabachnik, les yeux collés à la partition, se concentre sur l'enchaînement redoutable de mesures irrégulières et dirige avec précision. Un long tremolo de percussion, pris en relai par les quatre percussionnistes de l'orchestre qui se situent chacun sur un coin de la salle, conclut la pièce de manière grandiose.

Michel Tabachnik fait commencer le Prélude de Parsifal sur la dernière note de Xenakis, sans silence entre les deux œuvres. Nous comprenons bien l'intention d'unir ces univers afin d'offrir au public une expérience de perception différente. En effet, l'entrée des cordes du Prélude déroute, car on les croirait encore liées à la page de Xenakis. Mais nous voilà aux limites de la bienséance, car cela constitue bel et bien une altération de la partition, même si une seule noire intervient : celle qui précède l'entrée des cordes, que Wagner marque clairement par un soupir. Après quelques secondes de stupeur, nous pouvons cependant apprécier l'incroyable homogénéité des premiers violons, sobrement menés par le Konzertmeister Otto Derolez. Le Chœur de l'Armée française fait encore une superbe prestation dans les extraits du troisième acte, joués en fin de programme.

En oubliant le fait que la musique de Wagner n'a pas été conçue pour une telle mise en espace, donc que l’angle d'écoute que nous en avons n'est pas idéal, l'expérience est enrichissante en ce qu’au moins elle oblige à écouter la musique autrement – nous n'avions jamais aussi bien saisi la beauté de la ligne du troisième basson. Il faut attendre l'invention de places qui flottent dans l'air (peut-être pour les salles de concert de l'avenir ?) pour percevoir la source sonore sous différents angles. Pour l'instant, contentons-nous de bien noter les prochains rendez-vous avec le futurisme du passé et d'aujourd'hui : mercredi 20 novembre et notamment samedi 24 où deux créations (Levinas et Tinoco) seront à l'affiche.

JP