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Chroniques
Orchestre Philharmonique de Radio France
Marie-Nicole Lemieux et Vassili Petrenko
Sans systématisme, il est assez fréquent que les soirées de Radio France présentent, au sein d’un programme symphonique, éventuellement concertant, une page chambriste qu’on ne s’attendrait pas à rencontrer sur le plateau de l’auditorium de la maison ronde. Hier, par exemple, un choral d’orgue de César Franck ponctuait un concerto de Tchaïkovski et une symphonie de Saint-Saëns, de même qu’en janvier un quatuor de Devienne introduisait deux concertos de Beethoven. La mer est la thématique du présent concert. Avant que d’entendre une grande page lyrique du crépuscule romantique français, puis une fantaisie symboliste qui s’inspire d’un célèbre conte d’Andersen, le flûtiste Michel Rousseau et le harpiste Nicolas Tulliez s’installent sur la scène de la Philharmonie où jouer Toward the sea III de Tōru Takemitsu. S’ils ont l’air un peu perdu dans l’immensité, l’acoustique, toujours relativement imprévisible trois ans après l’inauguration de cette salle, se révèle plutôt favorable à une bonne transmission. En 1980, la fondation Greenpeace commandait une œuvre au compositeur japonais, lors de sa campagne Save the whales (Protéger les baleines). En s’inspirant de Moby Dick de Melville, Takemitsu livre en 1981 un opus en trois mouvements qu’il adresse d’abord à la flûte alto et à la guitare, puis une deuxième version pour flûte alto, harpe et cordes, en 1982. Sept ans plus tard, il se penche une nouvelle fois sur la partition pour une dernière version, Toward the sea III, qui convoque la flûte alto et la harpe. The night commence dans une inflexion nettement debussyste où l’on entend aussi Caplet (impression accentuée par les sonorités harpistiques, bien sûr). Dans Moby Dick, épisode médian qui porte le nom du cachalot, s’impose l’évidente maîtrise des effets à la flûte. L’appel d’une tierce mineur descendante se répète en obsessive méditation. Une autre référence survient dans Cape Cod : le récit éponyme de Thoreau, publié en 1865, dont le musicien s’empare pour créer « une esquisse pour la mer de la tonalité » (cité par François-Xavier Szymczak dans la brochure de salle). Là, le harpiste fait merveille, avec un jeu qui semble couler de source – quand on sait la difficulté de l’instrument…
L’Orchestre Philharmonique prend place. À partir d’un recueil de Maurice Bouchor (1855-1929), Ernest Chausson conçut entre 1882 et 1892 son Poème de l’amour et de la mer qui vit le jour à Bruxelles, en 1893, dans une version pour ténor et piano. Six semaines plus tard était créée à Paris la version pour soprano et orchestre. Souffrante, Anna Caterina Antonacci est aujourd’hui remplacée Marie-Nicole Lemieux. Dès les premiers pas, l’onctuosité savamment dosée du tutti charme l’écoute. Vassili Petrenko cisèle somptueusement les timbres et soigne un élan qui ravit par son opulente fluidité. Sans affèterie vieux style, la voix s’avère généreuse dans La fleur des eaux qu’elle colore d’une riche expressivité. À mi-chemin, le transport tempêtueux demeure de sévère tenue. L’apothéose orchestrale n’omet aucun détail. Le retour du thème, au basson, engage une sorte d’interlude instrumental où le répons de violoncelle solo investit l’interprétation d’une sensibilité douloureuse. La fraîcheur presque primesautière qui introduit La mort de l’amour ne laisse toutefois pas deviner l’issue malheureuse du Poème. Ici, l’enthousiasme orchestral est clairement wagnérien, ce qui n’échappe pas au chef russe. De fait, lorsque les cordes graves scandent le changement de climat, c’est dans un souvenir clairement parsifalien. Sans corsetage désuet, Marie-Nicole Lemieux libère son mezzo ample dans un chant dramatique proche des plus prenantes mélodies de Duparc. « Le temps des lilas et le temps des roses / avec notre amour est mort à jamais »…
Au retour de l’entracte, le Philhar’ s’est enflé. Die Seejungfrau d’Alexander von Zemlinsky requiert un effectif plus large (on reconnaît d’ailleurs dans le rang des trombones un musicien d’une autre formation parisienne). Composée en 1902 et 1903, cette fantaisie en trois mouvements connut sa première en 1905, à Vienne. Perdue, l’œuvre fut retrouvée dans les années quatre-vingt. Depuis, elle est l’une des plus connue de l’auteur dont nous était ici donnée la Symphonie lyrique la semaine dernière [lire notre chronique du 26 avril 2018]. La profondeur du début est mise en relief par deux harpes, selon un précédé typiquement mahlérien. S’élève un thème inouï de tendresse et de clarté, sous l’archet subtil d’Hélène Collerette (premier violon solo). L’ampleur du geste musical jamais ne l’emporte sur le raffinement chambriste, dans la lecture subtile de Vassili Petrenko, fort inspiré [lire nos chroniques du 28 octobre 2016, du 16 octobre 2015 et du 17 octobre 2014]. Le dessin gracieux de son approche, recourant avec parcimonie à la belle épaisseur des contrebasses, s’appuie sur l’excellente forme de l’orchestre. Sous cette baguette déjà sage, malgré sa jeunesse, les forte ne saturent pas, quand l’opposition des caractères bénéficie pourtant d’une sémillante fermeté. Le mouvement central est exquis pour la couleur et la dynamique infiniment travaillée. L’on goûte chaque délice de la moire timbrique, sans entraverla narration. Après une danse chantée dans un séduisant enthousiasme, en virevoltes de ballet tchaïkovskien, le final oscille entre Mahler et Strauss, avec une élégance toute personnelle. L’extrême finesse avec laquelle le dernier mouvement est amorcé surprend par ses insaisissables demi-teintes. Une plus mordante expressivité surgit dans les sortilèges, annonciatrice des opus plus tardifs de Zemlinsky, puis les harpes reviennent pour fermer le conte dans les eaux dormantes des cordes graves. Un fort beau concert !
BB