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Chroniques
Olga Borodina, Orchestre national de France
Gianandrea Noseda joue Casella, Moussorgski et Chostakovitch
Alors même que sort (chez Brilliant Classics) une passionnante intégrale de la musique pour piano d’Alfredo Casella (1883-1947), enregistrée à la Villa Aurelia, cette soirée de l’Orchestre national de France est ouverte par son Elegia eroica Op.29, conçue en 1916 « alla memoria di un soldato morto in guerra » et créée au printemps suivant à Rome. Pour ce faire, les décideurs de la maison ronde ont invité un habitué de nos formations symphoniques, à la fois défenseur inspiré du répertoire russe et redécouvreur zélé des compositeurs italiens du « premier XXe siècle ». Directeur musical du Teatro Regio de Turin, dont nous applaudissions récemment les productions [lire notre critique du DVD Don Carlo et notre chronique du 24 octobre 2014], le chef milanais jouait à la tête de l’ONF les Pagine di guerra Op.25 et le Concerto pour violoncelle Op.58, deux pages rares du Piémontais qui ont particulièrement impressionné, cet été à Montpellier [lire notre chronique du 23 juillet 2014].
L’Élégie héroïque commence dans un âpre thrène guerrier dont nos cordes honorent la plainte. Mais plus encore, les cors marqueront l’écoute de cette œuvre tragique qui les convoque hardiment, où toute la violence de la guerre fait rage dès les premiers instants. Un souvenir masqué du Dies irae (que la partition ne développe pas) habite la phrase solo du basson, dans une couleur stravinskienne bientôt gagnée par d’autres influences, plus françaises. Une symbiose admirable entre musiciens et chef semble opérer, au service de cette musique assez austère dans sa forme et cependant riche dans son orchestration. La berceuse de clarinette engage la dernière partie de ce portrait désolé. Cordes tristes, hautbois pleureur, petits échanges chambristes, mystérieux célesta sur lequel danse la flûte… un tapis debussyste fait chatoyer l’ultime et brève mélodie, avant deux pizzicati weberniens (Passacaille Op.1, 1908). Quelle belle interprétation !
Une abondante correspondance témoigne de l’amitié inconditionnelle entre le poète Arseni Golenichtchev-Koutouzov et le compositeur Modeste Moussorgski. En 1874, ce dernier choisissait de mettre en musique les vers du premier, avec le cycle mélodique Sans soleil ; il y revint l’année suivante, avec les Chants et danses de la mort dont le quatrième et dernier date de 1877. Le grand mezzo-soprano russe Olga Borodina gagne la scène de l’Auditorium (dont il faut encore saluer les mérites acoustiques) pour cet opus orchestré par Chostakovitch en 1962. Gianandrea Noseda retrouve donc sa chère musique russe pour laquelle il semble posséder un génie tout personnel [lire nos chroniques du 1er mars 2014 et du 8 avril 2010, ainsi que notre critique du DVD Boris Godounov]. Dans la sinuosité inquiétante des cordes graves, le timbre très coloré de la chanteuse installe la Berceuse qui n’a rien d’anodin, ce qu’elle révèle par des accents plus dramatiques qui donnent le frisson. Rien de tel que son généreux legato pour traduire les enjôlements vampiriques de la Sérénade. Du troisième mouvement, c’est la texture de timbres qui frappe avant tout, Trépak sombre auquel la voix donne un élan presque théâtral – nous voilà dans Khovantchina ! Sombre élan de champs de bataille, pour finir, avec Le général, où alterne un récit désolé. Le soin investi par le chef dans chaque effet, son respect parfait des équilibres et la puissante expressivité du mezzo signent une lecture complice.
Après ce moment, les vingt minutes réglementaires ne sont pas superflues pour reprendre ses esprits avant la deuxième partie du concert, l’assez laid no man’s land de l’étage nous y aidant même (avec ses sinistres banquettes rouges égarées dans le vide)… À Kountsevo, il y a soixante-deux ans aujourd’hui, mourait Joseph Staline. Voilà qui changea la vie des compositeurs soviétiques (sauf celle du pauvre Prokofiev, puisque, comme le dictateur mais une heure avant lui, il fut terrassé par un AVC). Quant à lui, Dmitri Chostakovitch survécut, et les réformes de la nouvelle URSS paraissent même lui avoir donné un certain regain. À partir d’esquisses de 1946, il écrit entre juillet et octobre 1953 sa Symphonie en mi mineur Op.93 n°10 que Mravinski créera quelques jours avant Noël, à Léningrad. Noseda est vraiment chez lui, dans cette musique : tout de suite le prouve l’entrée des violoncelles et contrebasses sur le thème inquiétant, peut-être dérivé de celui de L’oiseau de feu de Stravinsky. Avec des cordes aussi en forme que celles de l’ONF ce soir, le chef élève haut son interprétation, mais encore grâce à la santé de la petite harmonie, très présente dans cette œuvre. La mélodie de clarinette fait l’objet d’un grand soin, son développement dans la partie de flûte puis par une danse dérivée des violons trouvant alors des instrumentistes tout à leur affaire. C’est finalement ce nouveau thème qui est copieusement développé ensuite, au fil d’un tutti de plus en plus massif au tempo leste, ici ciselé d’une baguette experte. Délicate, encore, la reprise calmo de cette danse hésitante, en duo de clarinettes, cette fois. Le retour du premier thème, cette fois épicé d’autres timbres, gagne une aura de chant orthodoxe – moment saisissant.
Après un peu plus d’une grosse minute de respiration – petite excursion au sanatorium… – survient le redoutable Scherzo de cette Dixième, pris dans un train d’enfer. On a souvent dit qu’il s’agissait d’une sorte de portrait de Staline ; ce qui est sûr, c’est que ce bref Allegro n’a rien de sympathique et, à l’instar des troupes de la Septième, qu’il écrase tout sur son passage. Lui succède la grâce maussade d’un Allegretto très concentré, dans une nuance choisie. La symphonie ne se départit pas de ce ton désolé aux procédés chambristes dans l’Andante qui ouvre le quatrième mouvement, lui adjoignant les teintes de l’énigme. De là naît le second volet, Allegro imitant les fifres, dans une danse musclée dont Noseda n’exagère pas la robustesse.
Avouons-le : nous aussi, nous frappons vivement nos paumes en criant bravo !
HK