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Chroniques
La bohème
opéra de Giacomo Puccini
Après ma promenade lyrique du Nord, au début de juillet, c’est par le Sud que je retrouve l’Italie, avec l’aride montagne sicilienne, non loin du port de Tunis. Entre 1932 et 1939, on commença de donner des représentations d’opéra durant le bel été de l’antique cité de Trapani, située sur la dent la plus occidentale de la mâchoire insulaire. Le germe de l’actuel festival fut asphyxié par la guerre. Mais à partir de 1948, des fonds privés ont été associés à une aide municipale afin de le faire renaître et, surtout, de l’élever et le rendre pérenne, via une définition administrative plus précise. On édifia un théâtre de plein air qui, au fil du temps, accueillit des spectacles d’une qualité toujours meilleure.
Le Luglio musicale trapanese (Juillet musical de Trapani) n’est pourtant pas encore bien connu des lyricophiles français, m’a-t-il semblé, alors que de très grands chanteurs n’hésitèrent pas à s’y produire, comme Anna Moffo, Mario Del Monaco, Carlo Bergonzi ou l’incroyable Ramón Vinay – excusez du peu !... Son progrès constant, fruit des efforts renouvelés d’animateurs ne disposaint vraisemblablement pas d’une manne financière à la hauteur de leur dévouement, conduisit à la reconnaissance officielle de la manifestation. Celle-ci a obtenu la licence de producteur puis un statut qui lui a permis de s’investir dans la pédagogie de la musique où, depuis un quart de siècle, son activité est essentielle. À l’heure actuelle, elle gère également une saison lyrique d’hiver.
Après le plomb des chaudes nuits lombardes [lire nos chroniques des 5, 6 et 7 juillet 2017], la douceur vespérale du Théâtre Giuseppe di Stefano (en l’honneur du célèbre ténor sicilien), construit dans un parc de pins et de fleurs délicatement ventilé par la mer, paraît idéale. À la tête des Orchestra e Coro del Luglio musicale trapanese, on retrouve Nikša Bareza, amoureux du répertoire italien, qu’à l’automne nous applaudissions à Catane pour son interprétation colorée de Sakùntala d’Alfano [lire notre chronique du 19 novembre 2016]. Mais Puccini paraît aller moins bien à la baguette croate, trop lente ici, trop nerveuse là, jusqu’à créer une certaine confusion dans les rangs et sur la scène.
Une distribution de jeunes gens sert adroitement cette aventure de jeunes gens qui tourne au vinaigre. Il me semble que le ténor palermitain Andrea Schifaudo est celui qui est né il y a le moins longtemps ! Son Parpignol est bien accroché et chatouille habilement les oreilles. La quarantaine n’est pas encore d’actualité pour la basse bergamasque Andrea Patucelli qui offre un chant noble et sûr à Colline, le philosophe sentimental. Plus avancé dans la carrière, le ferme baryton Fabio Capitanucci campe un Marcello solide et nuancé [lire notre chronique des Troyens]. Très avantagée par la nature, la belle Larissa Alice Wissel compose, à vingt-sept ans, une Musetta pétillante qui attire tous les regards ! Son soprano lyrique est généreux, d’une teinte riche et personnelle qu’on apprécie malgré un phrasé encore un peu vert. Remarqué à Montpellier il y a quelques étés [lire notre chronique de Zingari], Danilo Formaggia possède un ténor vaillant dont il use sans le discernement nécessaire : le Rodolfo assez brutal de ce soir peine à séduire et n’émeut pas. À trente-trois ans, la Toscane Valentina Boi s’affirme une excellente Mimi, avec un chant très bien mené, un timbre vif et une présence en scène satisfaisante. Mais c’est assurément le charismatique Schaunard de Michele Patti qui emporte les suffrages : à vingt-huit ans, le baryton génois fait regretter un rôle trop court où déjà sa voix, cultivée sur des moyens naturels évidents, se déploie avec superbe.
Pour sa soixante-neuvième édition, le Luglio musicale trapanese a confié la nouvelle production de La bohème à Stefania Panighini, comédienne et metteure en scène elle aussi toute jeune qui, avec une activité bien lancée dans le théâtre, commence à signer pour l’opéra (Orlando à Vienne, Traviata à Wexford et Madama Butterfly ici, l’an passé). Dans les décors d’Andrea De Micheli en cartoline du Paris des années vingt, donc plus tardif de près d’un siècle que celui de Murger qui inspira Puccini, elle s’écarte de l’original avec audace pour poser les bonnes questions : dans cet univers dada d’une sorte de valse étourdissante des plaisirs, éventuellement tarifés, la femme de l’entre-deux-guerres nous est montrée, émancipée par les circonstances, une femme avec laquelle les hommes et les états devront désormais compter. Artistes affamés, citoyens vivant d’expédients, voire de contrebande, petites grues tristes des années folles, cette Bohème dépoussiérée ne se place jamais du côté de la nostalgie. Où va donc le grand escalier perdu ? Vers la décennie suivante, celle de la montée des fascismes…
Troublé et heureux, le public est conquis et le fait savoir en acclamant chaque acteur.
KO