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Chroniques
Jacques Lenot | Minuties
création mondiale, pour et par les élèves du Conservatoire de Roubaix
Dans la foulée de la Carte blanche que lui consacrait l’an dernier la ville de Roubaix – un quasi-festival de trois jours où sa musique retentissait en quatre concerts et une projection cinéma [lire nos chroniques des 16 et 17 mars 2024] – Jacques Lenot a écrit, dans l’été qui s’ensuivit, un vaste recueil que constituent quatre-vingt miniatures instrumentales, prolongeant ainsi sa toute récente expérience pédagogique (une de plus) avec les élèves du Conservatoire, sis depuis 2013 en l’ancien Institut Turgot.
« Le passé et l’avenir ne m’intéressent pas : je suis dans le présent, je cherche à célébrer le présent avec mes limites mais en utilisant toutes mes ressources » (entretien avec André Parinaud, 1977) : par cette déclaration, le plasticien nord-américain Robert Rauschenberg marquait, a posteriori, son abandon de l’expressionnisme abstrait, mouvement ainsi baptisé par Robert Coates en 1946 et dans lequel il s’était glissé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.
En 1953, l’artiste texan, de retour d’un périple en Afrique, lui tourne le dos en intégrant des objets du quotidien à son œuvre qui déjà s’était distinguée, via divers recours techniques, par la recherche d’effets de relief dans un désir de spécularité du monde. Il met dès lors en pratique un principe en trois dimensions d’assemblage subtil, hérité de Juan Gris et de Georges Braque, les précurseurs cubistes, et plus encore du mouvement Dada où, par des travaux déterminants, s’illustrèrent Francis Picabia, Hannah Höch et Kurt Schwitters. Entre 1953 et 1964 naquirent ainsi les Combines – montrées à l’amateur français au Centre Pompidou durant l’hiver 2006/2007, soit un peu plus d’un an avant la disparition de leur auteur –, auxquelles Lenot se réfère aujourd’hui en présentant lui-même le concert où sera créé Minuties.
Durant près d’une heure et demie, ses quatre-vingts soli sont interprétés par vingt-quatre jeunes musiciens de l’institution roubaisienne, concluant par ce vaillant passage à l’acte plusieurs semaines d’étude avec leurs professeurs qu’a ponctué, dans les derniers temps, la présence du compositeur aux répétitions. Intégré aux Journées européennes du patrimoine et donné en libre accès au public, Minuties voit le jour dès l’initiale phrase de flûte qui en éclaire l’exécution d’un rai délicatement contrepointé. Si, loin d’un Merce Cunningham qui en utilisa certaines sur ses scènes de ballet, choisies parmi les plus monumentales, Lenot n’invite certes pas de Combines sur le plateau de la salle Paul Destombes où l’on fête son quatre-vingtième anniversaire, la nécessité d’intégrer des contingences pragmatiques par une organisation précise du concert n’en produit pas moins un spectacle où se trouvent adroitement confrontées l’audace artistique et la choséité de la pratique musicale – autrement dit : le quotidien qui, à ne le pas regarder de haut, en fait bientôt l’excellence, comme tout instrumentiste le sait.
Édifié et développé (pour être techniquement impropre, ce terme renvoie toutefois assez nettement à l’intention qui l’en foisonne) en regard secret d’un carré magique, le matériau compositionnel voyage bientôt de voix en voix, chaque musicienne et musicien se faisant l’organe privilégié de sa transmission. Le piano succède à la flûte, puis le trombone, puis encore le piano devant lequel alternent au gré de trois numéros deux bambins fort savants. De fait, l’évidence s’impose dès après le moment du saxophone soprano : le piano fait ici office de refrain, non dans l’acception d’une ritournelle thématique ou de ses éventuelles variations mais comme timbre invité de manière récurrente, de sorte qu’un halo rituel s’installe autour de ses apparitions sonores. Après que le violon a dialogué entre con arco et pizz’ et qu’a chanté un cor presque litanique, c’est momentanément à quatre mains que l’on parcourt le clavier. Impérative et questionneuse, la clarinette cède place à un piano abondamment pédalisé qui soudain oppose à sa propre grandiloquence de brèves séquences staccato secco, conclues par une obsessive toccata. Lutherie soigneusement posée, le violoniste préalablement apprécié rejoint le tabouret… puisqu’il est aussi pianiste ! Et avec lui, la survenue d’une pièce vigoureusement tremulata. Surgiront encore trompette, alto, violoncelles et contrebasse, en entrelacs de pages pianistiques, jusqu’à une surprenante partie de vibraphone : alors que l’auditeur attend un énième piano, l’aura de la percussion (famille instrumentale absente du catalogue lenotien depuis des décennies) conclut Minuties d’un paradigme élargi par la lorgnette duquel regarde peut-être une couleur-Feldman contemporaine de Rauschenberg.
À reconsidérer le dire du peintre, Jacques Lenot, au fil de Minuties, n’abdique point le passé et surtout pas le sien, celui dont sa créativité se nourrit et qui fait sa manière, regardant toujours loin devant lui : l’avenir est là, dans chaque élève de cette scène.
BB