Chroniques

par laurent bergnach

Luigi Dallapiccola
Ulisse | Ulysse

1 coffret 2 CD Naïve / Radio France (2003)
V 4960
Ulisse de Dallapiccola, enregistré en 1975, sous la direction d'Ernest Bour

La sortie de cet enregistrement des archives de Radio France est une grande joie qui laisse cependant place à un pincement au cœur : alors que Violetta, femme perdue, meure chaque semaine à travers le monde, combien de temps faudra-t-il attendre pour voir en Europe, si ce n'est en France, une nouvelle production d'Ulisse ?

Créé au Deutsche Oper de Berlin le 29 septembre 1968, l'œuvre de Luigi Dallapiccola comprend un prologue et deux actes. Le livret, écrit par lui, s'inspire d'Homère bien sûr, mais aussi de textes d'auteurs divers (Mann, Machado, Hölderlin, Joyce). On connaît l'histoire : de retour de Troie vers sa patrie, jouet des Dieux, l'homme aux mille ruses s'égare en mer durant vingt ans... Dallapiccola bouscule un peu les épisodes, ce qui créé une dynamique intéressante et contribue, comme nous le verrons, à donner toute sa place au langage.

Le prologue s'ouvre sur Calypso (Colette Herzog, qui chantera plus loin Penelope), la nymphe qui vient de proposer l'immortalité à Ulisse pour qu'il reste près d'elle. Il a refusé, prétextant qu'il devait retrouver les siens. Mais elle pressent qu'il cherche autre chose. La magicienne Circe (Gwynn Cornell) sera plus explicite : ce n'est pas l'appel de la mer qui est en cause – cette mer qui pour lui rend sage –, mais les monstres des replis de son cœur. Effectivement, tout le texte nous crie que la quête du héros est intérieure. La mémoire y tient d'ailleurs une place importante : que le premier acte soit construit autour du récit d'Ulisse (Claudio Desderi) de ses propres aventures, que l'épisode des Lotophages lui donne l'occasion de renier ceux de ses compagnons qui choisiraient l'oubli (du passé, de la souffrance, du sens de la mort...) est révélateur. « Je n'oublie rien », précise-t-il par deux fois, comme s'il expliquait par là sa résistance aux aléas. L'œuvre se ferme sur l'homme insatisfait, reparti seul en mer...

Ulysse, comme le disait Dallapiccola dans le programme de la Scala, est « un homme en quête de son moi et du sens de la vie ». L'identité est au centre de son voyage, d'où la variété de noms qu'il ou qu'on associe à son corps – poussière, vieillard, être sans nom... De « Qui suis-je ? » en « Que Fais-je ? », le « Je suis Ulysse » triomphant de la cour d'Alcinoo devient « Le roi d'Ithaque : personne » qui marque la vengeance accomplie de Poséidon. L'angoisse du manque, du rien qui agite le prétendant Antinoo (William Workman) n'est que le reflet matériel de l'angoisse existentielle de son rival. « Pourquoi vous donnerai-je mon nom ? » crie-t-il aux Ombres de l'Hadès, comme s'il soupçonnait là une épreuve décisive et craignait de ne pouvoir tricher en ce lieu comme il l'avait fait dans la caverne du Cyclope. Le mythe d'Œdipe s'attachait au regard, celui d'Ulysse repose sur l'écoute – Tais-toi ! parle...encore, la voix qui m'oblige à la suivre sont exemplaires de cette récurrence. Dans cette histoire, l'image est vraiment illusoire et Nausicaa (Denise Boitard) en est la dupe, qui a pris un songe pour un présage de mariage. Comme chez Pirandello, la vérité est bien du côté du Verbe.

Si l'œuvre présente moins de tension dynamique que les autres opéras du musicien, Volo di notte (1937-38) et Il Prigioniero (1944-48), on y trouve une plus grande diversité des techniques de composition ajoutée à des alliages instrumentaux sans cesse réinventés. Signalons également l'emploi fréquent des changements de tempo ou la grande richesse de l'écriture chorale. C'est Ernest Bour, habitué aux opéras contemporains (création française de Mathis der Maler de Hindemith, The Rake's Progress ouIl Prigioniero) qui dirige avec beaucoup de talent le Chœur et l'Orchestre Philharmonique de Radio France, le 6 mai 1975.

LB