Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard Wagner
Der fliegende Holländer | Le vaisseau fantôme

1 DVD Opus Arte (2011)
OA 1049 D
Richard Wagner | Der fliegende Holländer

Pour avoir vu ses Carmen [lire notre chronique du 26 mai 2007], Salome, Genoveva [lire notre critique du DVD], Gezeichneten [lire notre chronique du 18 avril 2004], Lady Macbeth de Mzensk [lire notre critique du DVD et notre chronique du 25 juin 2006] ou Clemenza di Tito [lire notre chronique du 21 août 2006], nous nous apprêtions plutôt à faire abstraction de la mise en scène de Martin Kušej, avouons-le, en regardant ce DVD du Vaisseau fantôme d’Amsterdam. C’est tout l’inverse qui finalement se produit, tant la proposition de l’artiste autrichien se révèle pertinente, dans la réflexion qui la soutient, sa réalisation et la méditation à laquelle elle invite.

Nous sommes en février 2010, au Nederlandse Opera (Muziektheater). Durant l’Ouverture, quelques images de plage dans la grisaille, de gouttes d’eau projetées sur l’objectif pour les mesures de tempête, d’éclairs blancs, évoquent la situation « climatique » du drame. On découvre un dispositif de double-vitres tandis qu’un poisson expire à l’avant-scène, des silhouettes courant à l’intérieur des rangées de fenêtres. Des touristes en naufrage envahissent le plateau pour le premier acte. Certains ont emporté quelques babioles (colliers de coquillages, statuettes, etc.), d’autres arborent une vêture professionnelle (habit doré de l’accordéoniste, veston à paillettes d’un guitariste). De nombreux gilets de sauvetage se superposent aux atours vacanciers, comme à l’uniforme du capitaine. Tous ces gens sont diversement souillés, tachés, mise et peau, visiblement malmenés par les éléments.

Le calme revenu, le Pilote enfile une « veste de lumière » pour sa « chanson », donnée façon music-hall, sous une poursuite. Durant le sommeil et dans la brume, plusieurs silhouettes cagoulées, en survêtement, surgissent dans le sas vitré, parmi lesquelles passe de « notre » côté une carrure qui se meut convulsivement : le Hollandais. Il s’apaise en s’enroulant dans un vaste manteau immémorial. Présenté dans ce contexte, la phrase « ô mondes, allez votre cours » gagne un impact formidable. La croisière a mal tourné, notre folie contemporaine doit cesser ce soir, pour d’autres folies, peut-être. Le chœur pianississimo imprime la « cage » d’une étrangeté pleine de danger. À ces hommes-là, le Hollandais donne de l’argent. Ils ont tout de voyageurs clandestins qu’il aide généreusement en puisant dans d’inépuisables liasses devant lesquelles Daland ne sait où donner de la tête.

Quelle rive accostons-nous à l’Acte II ? Quelque chose comme un établissement de thalasso’, équipé d’une piscine en haut de scène et d’un espace de repos, avec chaises-longues à l’avant. Parmi des « fileuses » absorbées par l’essayage de perruques, jupes légères et bijoux bling-bling, Senta sort du lot dans sa robe de gros drap noir. L’austérité de la tenue et la concentration de l’attitude tranchent dans ce troupeau d’idiotes manucurées que mène Mary, lectrice d’Elle et la plus moqueuse, qui montre l’héroïne en véritable paria de ce futile aréopage. Durant ces échanges et plus encore lorsqu’est chantée la fameuse balade, les silhouettes clandestines hantent les abords de la piscine ; ainsi arrivent-elles par l’eau, pour ainsi dire, désignant clairement la rangée de fenêtres, ici largement ouvertes, comme lieu de transit entre deux mondes. La production dessine sans surligner la suggestion d’une vie à l’occidentale qui exclut celui qui vient d’ailleurs, celui qui représente une autre manière de vivre et qui, peut-être, pourrait ainsi la remettre en question ; à envisager un retour non « prononcé » à la légende originale, dont l’action se déroule en Afrique du sud – on lira avec intérêt la version du Britannique Frederick Marryat, par exemple –, comprenons autrement la proposition… De fait, les intrus sont bientôt abattus par balle, les corps gisent çà et là ou flottent dans le bain. Là seul survient le tic de Kušej : du sang coule sur la vitre, du sang macule un fauteuil, un cadavre se vide de son sang dans la piscine, du sang encore sur la main de Senta (qui l’essuie à sa robe) – du sang, du sang, du sang toujours, scellant le contraste entre horreur et frivolité. Le tireur qui la préserve n’est autre qu’Erik.

La critique sociale se radicalise dans le III en montrant un chœur de supporters de foot qui casse les vitres afin de bousculer le groupe de « fantômes » dont les indigne le silence – « …muet comme un dragon gardant son or… » dit le livret, dix ans avant celui de Siegfried. Un dragon, ça fait peur : aussi les choristes se dispersent-ils prestement lorsque se lèvent les silhouettes. Pour finir, le dépit des deux amoureux est saisissant (l’un qui se croit abandonné, l’autre qui ne voudrait pas se voir abandonné). Derrière le sas l’horizon marin s’étend. Là se joue le destin de Senta : Erik la tue après avoir tué le Hollandais. Ainsi est-il lui-même l’instrument de ce qu’il redoutait. Outre son indiscutable cohérence et son inventivité sainement canalisée, cette mise en scène se prolonge en chacun bien après qu’on l’a vue.

Quoiqu’inégale, la distribution s’avère efficace. Le jeune ténor autrichien Oliver Ringelhahn prête au Steuermann un timbre d’or dont l’aigu est d’abord un peu serré mais s’assouplit à la reprise de l’air du I. À Mary, le mezzo-soprano russe Marina Prudenskaïa offre une voix charismatique à la couleur mâle ; le chant est admirablement conduit, la présence scénique en parfaite adéquation avec l’option de la mise en scène. S’il accuse quelques malencontreux coups de glotte, Marco Jentzsch est un Erik vaillant, plus probant que son Walther à Glyndebourne [lire notre critique du DVD]. Immense artiste, le baryton Robert Lloyd affirme une belle intelligence du texte, mais son Daland souffre, malgré un grave encore nourri, de la naturelle fatigue de l’âge (soixante-dix ans, eh oui…) ; outre un vibrato encombrant, on n’entend plus le capitaine dans le trio du II. Onctuosité et grand souffle servent la Senta de la Californienne Catherine Naglestad, elle aussi très proche du texte. Enfin, dans le rôle-titre, on retrouve l’excellent baryton-basse Juha Uusitalo – déjà Hollandais à Munich [lire notre chronique du 26 juillet 2007] où il fut aussi un remarquable Scarpia [lire notre chronique du 10 juillet 2010] – : ligne vocale souverainement conduite, richesse expressive du timbre, nuance précieuse, musicalité intrinsèque et charisme indicible imposent un fliegende Holländer à la voix longue qui séduit comme malgré lui.

À la tête du Nederlands Philharmonisch Orkest et de son Chœur, le Saxon Hartmut Haenchen signait en 2010 une version plus énergique qu’à la Scala cette année [lire notre chronique du 12 mars 2013]. L’Ouverture ravit d’emblée, une urgence vrombissante introduit le premier acte, sans nuire jamais à la perception des détails d’écriture. Sur le récit du Hollandais, la fosse – dont l’équilibre pupitral est notable – gagne une fluidité étonnante. Le précipité du drame s’inscrit dans l’orchestre, en avance, si l’on peut dire, sur les opus wagnériens à venir.

BB