Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Ensemble Double Expression
Casella – Jongen – Karg-Elert – Kunc – Schmitt

1 CD Hortus (2015)
711

C’est à la facture d’harmonium que Double Expression emprunte son nom. C’est aussi au répertoire chambriste intégrant cet instrument particulier qu’il se dévoue. On lui doit quelques redécouvertes, comme une messe de Clémence de Grandval (1828-1907) et quelques pages de Camille Saint-Saëns, entre autres. Réunissant un piano Érard de 1899, une harpe de 1912 de même fabrique, un harmonium Mustel de 1898 et s’associant le soprano Sonia Sempéré, cet ensemble signe le volume XI de la vaste anthologie Les musiciens de la Grande Guerre proposée par les éditions Hortus [lire nos critiques des tomes II, IV, V et X], intitulé Chant de guerre selon l’opus 63 de Florent Schmitt à l’ouvrir.

Deux œuvres chantées insèrent deux séries de pages pour harmonium seul, avec au cœur les Pagine di guerra Op.25, cinq brefs tableaux que les actualités cinématographiques du temps de guerre inspirèrent à Alfredo Casella. Il y a deux ans, le Festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon en fit entendre la version orchestrale complète, sous la battue de Gianandrea Noseda. Le présent disque s’en tient aux quatre mouvements initiaux, sans l’épisode italien – Nell’Adriatico : corazzate italiane in crociera (Allegro molto maestoso)– qu’il livre dans sa version originale pour piano à quatre mains. L’aura symphonique de l’alliage est d’emblée surprenante, dans Nel Belgio : sfilata di arteglieria pesante tedesca (Allegro maestoso e pesante), essai illustratif dans lequel on visualise clairement l’implacable avancée des forces allemandes en terre brabançonne. Le Lento, grave d’In Francia : davanti alle rovine della cattedrale di Reims déplore amèrement la destruction de la fameuse cathédrale-martyre, survenue dès septembre 1914. Retour à la marche, nimbée d’harmonies exotiques et d’un motif stravinskien pour In Russia : carica di cavalleria cosacca (Allegro molto vivace, poi stringendo sino alle fine). In Alsazia : croci di legno (Andante molto moderato) berce une sicilienne où demeure le souvenir du Sacre alors tout jeune, tissé dans l’écho de La Marseillaise.

Célèbre de son vivant, successeur de Reger à la chaire de composition du conservatoire de Leipzig, Sigfrid Karg-Elert (1877-1933) ne survit guère aujourd’hui que dans les doigts d’organistes curieux. Il est l’auteur d’un catalogue assez développé pour l’harmonium dont Emmanuel Pélaprat (également directeur artistique de Double Expression) joue Innere Stimmen Op.58, huit pièces de caractère écrites en 1918 (Voix intérieures). Vorspruch sopra B.A.C.H. s’enflamme peu à peu en invoquant par le chiffre le grand musicien qui peut-être pourra donner espoir de quelque sens, sinon d’éternité du monde civilisé. Ruhe, meine Seele conjure à la sérénité l’âme qu’on devine tourmentée, en ces derniers mois du conflit. La timide chansonnette de Kindermund hésite, à l’inverse du virevoltant Vergnügter Tag, quasiment accordéonistique. In schwabischen Ton nous vient du lointain, comme un sifflement par-delà le temps, puis affirme sa mélancolie toute simple, avant de s’enfler dans une curieuse liesse. Après un heureux Scherzino et le tendre Deingedenken, presque sentimental, survient Um Mitternacht, conclusion recueillie.

Retour en Belgique, avec la musique du Liégeois Joseph Jongen qui, pris de panique dès les premières semaines de la présence prussienne, fuyait Bruxelles pour l’Angleterre via le port de Dunkerque. Avec sa famille, il vivra non loin de Londres jusqu’en janvier 1919 [lire nos critiques des CD Quatuor Op.23, Symphonie concertante Op.81 (1927), Triptyque Op.103 (1938) et Messe Op.130 (1945)]. Il compose pour harmonium son In memoriam Op.63, inspiré du Requiem grégorien. Les chromatismes de l’aeternam semblent vouloir tracer en profondeur la prière au pays meurtri. Si le titre parle d’improvisations, il s’agit plutôt de méditations, comme en témoignent l’âpre Pie Jesu et, plus encore, l’hiératique Quid sum misericordia. Une photo – L’harmonium de l’église de mesnil-sous-les-Côtes, datée de juin 1915, au crayon, par son auteur, le commandant Blanchet, nous apprend le texte de Kurt Lueders – renvoie à une époque où l’instrument avait son rôle dans les célébrations et même la vie quotidienne. Exempt de prétentions trop flatteuses, celui-ci sert un Recordare Jesu pie quiet.

Se souvient-on d’Aymé Kunc ? Né à Toulouse en 1877, il fut le directeur de son conservatoire du début de la Première Guerre à la fin de la suivante. Il composa une cinquantaine d’opus, dont l’opéra Les esclaves, créé à l’été 1911 dans les arènes de Béziers, mais son catalogue comprend surtout nombre de pages chambristes. Pensée musicale (1916) fut d’abord conçu pour harpe et orchestre, avant d’être plusieurs fois transcrit. Nous le découvrons dans sa mouture pour harpe, piano et harmonium, avec soprano convoqué dans une vocalise fort lyrique qui, à l’opposé d’In memoriam de Jongen, accuse rien de funèbre mais s’envole loin du monde. La ductilité de Sandrine Chatron fait merveille [lire notre critique du CD]. Seul Chant de guerre Op.63 de Schmitt (1914) vient ternir d’une verve grandiloquente un programme pourtant si délicat par ailleurs.

BB