Chroniques

par bertrand bolognesi

Maurice Ravel
intégrale pour piano

2 CD Cascavelle (2005)
VEL 3075
Maurice Ravel | intégrale pour piano

Il y a un an, nous présentions ici les intégrales de la musique pour piano de Maurice Ravel par deux pianistes de la jeune génération : Roger Muraro et Alexandre Tharaud. Nous arrivait quelques semaines plus tard celle que leur aîné Philippe Entremont a gravée pour le label Cascavelle.

D'emblée, cet enregistrement manque sensiblement d'unité. Certaines œuvres semblent convenir parfaitement à l'interprète dont les qualités ne sont plus aujourd'hui à démontrer ; d'autres au contraire n'y bénéficient pas de la même grâce. Parmi ces dernières, le Menuet antique manque singulièrement de régularité, ce qui lui confère une afféterie gênante. Le Tombeau de Couperin est très inégal, avec un Prélude d'une appréciable fluidité, sans précipitation jamais, une Fugue à l'accentuation étonnamment fidèle – étonnamment parce que presque personne ne respecte à la lettre les indications de cette page, en général –, une discrète et raffinée Forlane, mais un Rigaudon brutal, un Menuet beaucoup trop lent – il est indiqué Allegro moderato et non pas Andantino pesante ! – dont l'irrégulière Musette perd son caractère, une Toccata ralentie et sans couleur.

Plus avantageuse seront ses lectures du bref Menuet sur le nom de Haydn, du Prélude ici alerte et dans un grain égal qui n'exagère pas la nuance, ou encore les À la manière de… servis par une maîtrise admirable du travail de pédales ; Chabrier débute dans une certaine superbe alors que son thème apparaîtra dans une retenue un rien voilée, d'une pudeur exquise, et Borodine, témoignage de l'engouement des Apaches pour la Deuxième Symphonie du chimiste russe, s'impose avec évidence. De même la Sonatine de 1905 révèle-t-elle une élégance à la fois précise et délicate qui sert avant tout le texte, la musique dirons-nous, avec une belle simplicité.

Entremont s'entend à inventer des mondes : de fait, les œuvres qui requièrent un véritable pouvoir évocateur trouvent ici un maître en la matière. Après une relativement sobre Pavane pour une infante défunte, le pianiste traverse les Jeux d'eau d'un mystérieux parfum, et offre des Miroirs fascinants. Magnifiques Noctuelles qu'un long métier vient honorer, délicatesse debussyste pour des Oiseaux tristes graves et désolés, un art du paysage exceptionnel pour une sensuelle et généreuse Barque sur l'océan, Alborada del gracioso un rien fébrile, avec un grand sens dramatique s'appuyant sur des contrastes finement dosés, une articulation précise – comme sur des talons ! – qui confère à l'ensemble une sécheresse très gracieuse ; enfin, un geste exceptionnel nourrit La Vallée des cloches.

Dans la même veine, Gaspard de la nuit atteint des sommets. L'Ondine vient de très loin, dans une belle fluidité et une articulation discrète, sans noyade. Le tempo est assez mobile, la couleur plutôt claire, et une légère emphase sait dessiner le poème. La lenteur manifeste du Gibet confère au mouvement un hiératisme plein de suspens ; la régularité glaçante de cette interprétation presque austère est sans doute difficile à maintenir, tant techniquement que mentalement : Entremont fait merveille, maintenant sans faille son idée. Après une introduction gentiment retenue, Scarbo éclate dans une jubilation orchestrale au grand souffle.

Après cela, les Valses nobles et sentimentales pourront paraître un peu ternes. En rompant l'ordre du disque, la première s'avère lumineuse, quelque chose de dissimulé et de discret vient nourrir l'exquise tendresse avec laquelle Philippe Entremont entonne la seconde, offrant toute la délicatesse de son art à la quatrième, où il développe un sens du drame sans en faire un opéra, l'Épilogue faisant figure de lointaine réminiscence.

Cette intégrale se complète des cinq pièces à quatre mains, Ma Mère l'Oye, dans une interprétation du même tonneau que Gaspard de la nuit. Laura Mikkola rejoint Philippe Entremont pour une Pavane de la Belle au bois dormant sans complaisance, un Petit poucet alerte et joueur, une Laideronnette majestueusement vilaine, des Entretiens de la Belle et la Belle sans histoires, et un Jardin féerique aux enchantements évidents, malgré des mains parfois un peu lourdes. De même l'énigmatique Habanera des Sites auriculaires pour deux pianos introduit-elle idéalement à la verve symboliste de Ravel, suivie par un prémonitoire Entre cloches de 1897.

On pourra dire de cette version qu'elle est sans doute moins timide que celle de Tharaud [lire notre critique du CD], moins débraillée que celle de Muraro [lire notre critique du CD], parfois secrète, d'autres fois plus traditionnelle, peut-être, dans une sonorité en général équilibrée, entre l'opulence du second et la contrition du premier. Certains passages raviront ceux qui aiment un Ravel alangui et rêveur, d'autres l'auditeur plus attiré par un Ravel admirateur de belles mécaniques. Où est la vérité – si tant est que cette question ait du sens ? Ravel caressait des chats en jouant avec des casse-têtes !...

BB