Chroniques

par bertrand bolognesi

Maurice Ravel
intégrale pour piano

2 CD Accord (2003)
476 0941
Maurice Ravel | intégrale pour piano

« Dire avec la musique ce que vous dites avec des mots quand vous êtes devant un arbre, par exemple, confie Maurice Ravel à Jules Renard. Je pense et je sens en musique... » Instinctive et sentimentale (les Valses...), c'est ainsi que Maurice Ravel (1875-1937) définit sa musique, et le piano, tout autant que l'orchestre, lui servira à transmettre l'émotion plus qu'une jouissance intellectuelle. De sa première page conservée (La Sérénade grotesque, 1893) à la dernière achevée (Le Tombeau de Couperin, 1917), nous retrouvons ici les œuvres pianistiques les plus célèbres du compositeur, dans deux intégrales parues simultanément, auxquelles Alexandre Tharaud a choisi d'ajouter deux inédits – retrouvés à la Bibliothèque Nationale de France – qui lui parurent intéressant d'enregistrer : La Parade empreinte de références à Chabrier et Satie, et le bref Menuet en ut dièse, de même que Roger Muraro y livrait Ma Mère l'Oye (à quatre mains avec Hortense Cartier-Bresson) et La Valse dans une transcription de Ravel lui-même. Je vous propose de suivre pas à pas et dans l'ordre chronologique de composition le chemin tracé par le maître de Montfort, voyageant du clavier de Tharaud à celui de Muraro, sur deux articles qui se répondent et se complètent, dérogeant à notre présentation habituelle : de 1893 à 1905 tout d’abord [lire notre critique du CD], puis de 1908 à 1917.

Alexandre Tharaud a choisi de jouer un Steinway contemporain pour son timbre clair, ses aigus perlés et d'enregistrer en public au Temple Saint-Pierre – l'acoustique chaude du lieu donnant au piano un son années cinquante. Quant à lui, Roger Muraro enregistrait au Studio 103 de la Maison Ronde, sur un Fazioli somptueusement coloré, ce choix désignant à lui seul un désir de jeu plus orchestral.

2ème partie : de 1908 à 1917
Pour commencer, la présentation de Roger Muraro s'orne de deux ajouts : le recueil Ma Mère l'Oye dans sa version pour piano à quatre mains, avec celles d'Hortense Cartier-Bresson, et formant dans cette intégrale un véritable modèle d'équilibre et de délicatesse. Laideronnette y est très raffinée, tandis que les Entretiens de la Belle et la Bête nous ravissent. Le grand Fazioli sonne comme aucun autre instrument de sa famille, mis au service d'une Valse opulente, un réel bonheur de saveur et de lumière. Indéniablement, le pianiste s'y montre expert, et remplace à lui seul un orchestre. C'est une des belles réussites de ce disque.

Dans Gaspard de la Nuit de 1908, il propose une Ondine nettement mystérieuse. La sonorité est claire et la mobilité du temps est ici plutôt bienvenue. La coloration reste discrète, bien que manquant peut-être d'unité. Les respirations prennent de plus en plus d'importance au fil de l'exécution de ce mouvement, chaque phrase étant personnellement habitée. L'option nègre du Gibet n'est pas en soi inintéressante, mais quelque peu réductrice. L'opulence tout comme un léger laisser aller de la pulsation inscrive cet épisode dans une nonchalance jazzy, celle du Concerto en Sol ou de la Sonate pour violon et piano, par exemple. Enfin, Scarbo bénéficie d'une impressionnante palette sonore, complètement orchestrale, une fois de plus, qui ne manque pas de se laisser admirer, si j'ose dire. En effet, il n'y a pas de quoi avoir honte de jouer aussi bellement... La lecture d'Alexandre Tharaud paraîtra tout à fait opposée. On reste agréablement surpris de ne pas percevoir la digitalité du motif perpétuel d'Ondine, et de goûter simplement la phrase principale sur son tapis climatique, aux portes du mystère. Il y a une sorte de violence à entraîner avec autant de charme l'auditeur ! Le Gibet est très retenu, avec ses grave orgués splendides. On demeure bouche bée, comme suspendu dans l'attente de cette musique, distribuée avec pudeur et parcimonie. La couleur est magistralement entretenue d'un bout à l'autre, sans heurts, sans vision d'horreur et autre prothèse... Une énigme ! De même Scarbo s'inscrira-t-il bien au delà de la virtuosité : le questionnement incessant des notes répétées nous malmène. C'est fulgurant et sournois, sans rien de cette espièglerie de convention à laquelle on aurait pu s'attendre. Il y a au contraire un danger permanent, tout autre que celui des diableries lisztiennes qui font sourire : ici, la gravité du climat force une écoute active et tendue. Orgue, cloches, voiles, brumes et tridents, tout cela n'excluant pas une délicatesse lancinante presque poisseuse. C'est tout simplement exceptionnel.

Tharaud donne le Menuet sur le nom de Haydn (1909) dans une sonorité plus sourde, en un mouvement plutôt romantique qui convient moins au propos. L'utilisation de la pédale n'y est pas toujours bien évaluée. Son confrère présente une version élégante qui porte magnifiquement la mélodie. Il y a là quelque chose du geste d'un orchestre à cordes, majestueux sans lourdeur.

En 1911, Maurice Ravel achevait ses Valses nobles et sentimentales, qui se jouent de façon enchaînée. Roger Muraro ouvre ce cycle avec une certaine dureté, claquante comme un ballet de squelettes, dans une sonorité claire qui sonne moderne et parfois variété. La seconde valse jouit d'une plus grande unité. C'est très retenu, un rien démonstratif, avec des contrastes souvent violents. Qu'on ne se méprenne pas : c'est le style de Muraro, en fait, généreux et joueur. La troisième apparaît comme une jolie petite mécanique de vitrine, très délicatement ornée. La suivante est livrée franchement, simplement, sans chichi, et la cinquième comme on raconte une histoire pour s'endormir... le fil des songes s'y enchevêtre peu à peu jusqu'à s'enténébrer. Le pianiste offre beaucoup d'élégance à la suivante, tandis qu'il prendra le début de la septième en un mouvement hésitant qui finira pas s'emporter dans la valse. C'est par cette page qu'il nous permettra sans doute le plus facilement de définir sa lecture de Ravel : toujours dans le plaisir, orgiaque. Tharaud fait exactement le contraire : il est toujours dans le désir et jamais dans la jouissance. Étrangement, l'on obtient deux versions : Muraro qui nous épuise, Tharaud qui nous frustre. Il commence les sentimentales avec un certain éclat, dans cette sonorité boisée qu'il parvient à conjuguer à tous les modes. Dans sa lecture très souple, les notes piquées prennent un tour agaçant, tout dans l'esprit de son Gaspard. Ensuite, c'est un tendre souvenir de bal, et dans la troisième valse une secrète envie de fête que l'imagination finira par inventer. La quatrième ne se livre pas du tout, secrète et retenue, tandis que la suivante paraît hésiter, comme souffrant d'une jambe avec tristesse. On regrette un choix de tempo trop lent pour la sixième, qui détruit l'effet de surprise de l'avant-dernière. Enfin, il achève l'œuvre avec une ardeur parfois éreintante, ce qui lui confère pleinement sa valeur d'épilogue.

Les deux À la manière de... datent de 1912. Tharaud donne un Borodine avec beaucoup de relief et quelque chose d'éclatant ; peut-être est-ce la seule page de son intégrale à sonner orchestre. Sa lecture du Chabrier demeure plate et sans grand intérêt. Muraro fait montre d'une grande inventivité, et fait sonner la première page comme du Rachmaninov. Sa consœur bénéficiera d'une belle futilité, d'un je-ne-sais-quoi de vieux parfum, nuancé et alourdi d'un ironique rubato tout à fait délicieux. Il présentera le Prélude écrit la même année comme une ligne claire, orientale, un brin nonchalante, qu'on pourrait dire nabis, en quelque sorte. Son confrère choisit un tempo plus allant et une sonorité des plus caressantes. Les deux versions satisferont des goûts très différents sans qu'il y ait d'incohérence à apprécier chacune d'elles.

Je terminerai avec Le tombeau de Couperin (1914-1917). Dans la version Tharaud : le Prélude est joliment fluide et jouit d'une sonorité beaucoup plus capiteuse que les autres pièces de cet enregistrement. Cela chante fabuleusement ! Le mouvement suivant sera plus dénudé, et même un peu sec, dans un son très clair, accusant quelque chose de contemplatif et de triste, sans la moindre plainte. La Forlane est élégante et faussement simple, servie par une belle dynamique et de grands contrastes. En revanche, le Rigaudon ne fonctionne pas : beaucoup trop brutal et claquant. Le Menuet est assez effacé, donné dans une lecture bien tenue, discrète ; la musette s'y amorce comme par enchantement, mais le crescendo s'enfle trop tôt, si bien qu'il oblige à des retours inutiles. La Toccata est joliment expressive, parfois sèche, dure, jusqu'à l'angoisse, toujours extrêmement rebondissante et farouche. Roger Muraro commence cette ultime page de piano de Ravel dans une sonorité un peu aigrelette assez intéressante – on se demande s'il s'agit d'un piano, d'un clavecin, d'un pianoforte... Son interprétation se veut sobre, et ne se laisse pas aller à chanter. La Fugue est énigmatique ; on a l'impression qu'elle est jouée directement sur la corde, une fois de plus, comme sur un luth. Le pianiste nourrit cette vision sans la moindre nuance, comme un grand désert, de A à Z : c'est saisissant. La pièce s'achève en un pianississimo delicatissimo inimaginable sur un assez judicieux ralenti de boîte à musique qui s'épuise. La Forlane est jouée en retrait, avec un son particulièrement soigné, sans laisser poindre des chatoiements superflus. Comme son confrère, Muraro s'avère brutal dans le Rigaudon : c'est dommage. Harmoniquement, il ne met pas en valeur les mêmes choses dans la partie centrale. Le Menuet s'éternise, avec une musette sagement décolorée, tandis que la Toccata évolue dans une clarté plaisante, non sans ce peu de théâtre qui ici fonctionne bien.

Mon propos était de vous parler de mon écoute attentive de ces deux intégrales, certainement pas de vous dire que celle-ci serait meilleure que l'autre, bien sûr. Pour conclure, on se souviendra qu'Alexandre Tharaud est peut-être moins moderne que Muraro, moins spectaculaire également, au prix d'enfermer par moment son interprétation dans un univers si personnel qu'il en devient inaccessible. Roger Muraro joue certainement avec moins de profondeur, offre un art plus festif, moins intellectuel, au risque d'en faire parfois un peu trop. Il est à croire que la réserve de l'un et l'exubérance de l'autre pourraient être complémentaires...

BB