Dossier

propos recueillis par monique parmentier
paris – 21 février 2011

Louise Moaty et Bertrand Cuiller
conversation autour d’un projet

les mille et une nuits
Louise Moaty
© dr

Deux jeunes artistes, elle comédienne et metteur en scène, lui claveciniste, offrent au public de nouvelles formes de spectacles qui, de manières ludiques et poétiques, content des univers où le songe baroque est une invitation au voyage.

La musique et la comédie sont-elles une vocation ou avez-vous été influencés par vos milieux familiaux ?

Bertrand Cuiller : À la base, pour moi c’est clairement un environnement familial favorable à une vocation. Dès onze ans, à la suite d’un concert, j'ai été pris de passion pour le cor. Comme je ne pouvais pas en faire, j’ai commencé le clavecin avec ma mère. Au collège, il a fallu que je choisisse entre suivre une scolarité normale ou les cours avec horaires aménagés. C'est à cette époque-là que j’ai vraiment découvert toute la richesse du clavecin. La rencontre avec Pierre Hantaï a été déterminante. Il faut dire que l’environnement familial a été une chance énorme, surtout pour quelque chose d’aussi particulier que la musique baroque. Être baigné dans cet univers m’a permis d’acquérir une sorte de langage naturel. Les questions de notes inégales, les ornements, les particularités de cette musique sont assez simples pour moi, et je constate que c'est pareil pour la nouvelle génération des baroqueux. On sent que tout devient de plus en plus naturel.
Louise Moaty : Ma mère est chanteuse. Le fait d’avoir grandi dans cet univers m’a certainement influencée ! J’ai toujours eu envie de faire du théâtre et depuis toute petite j’ai suivi des cours. Je suis montée très tôt sur scène, même dans des petits spectacles. À l’adolescence, je suis allée au Lycée Montaigne où il y avait un atelier-théâtre dirigé par Isabelle Grellet, dont l’intervenant était Eugène Green : j’y ai rencontré Benjamin Lazar et le théâtre baroque qui est devenu l’une de nos activités, un terrain de recherche et d’expérimentation

Bertrand avec Pierre Hantaï et Louise avec Eugène Green, vous avez chacun fait des rencontres déterminantes ; en quoi le furent-elles ?

BC : Pierre m'a énormément apporté à travers ses cours et ses concerts. C'est un des clavecinistes qui ont réellement fait avancer l'interprétation. Cet instrument n’est pas toujours expressif, voire terriblement plat. Pierre, lui, joue en relief. C'est une question de conception de la musique et de toucher. Pour moi, cette manière d’appréhender le clavecin a été indispensable, vitale.
LM : La rencontre avec Eugène Green m’a éclairé le chemin à suivre. Je pense que je serais devenue comédienne même sans cette rencontre, car c’était vraiment ma vocation. Mais la découverte du théâtre baroque a fait résonner en moi quelque chose de très particulier. Peut-être parce que lorsque j’étais tout bébé ma mère a travaillé avec Eugène pour un opéra. Et, quelque part, c’est amusant, c’est sans doute pour cela que cela m’a plu immédiatement : parce que je le connaissais déjà un peu.

Tous deux vous menez de nombreuses carrières – Bertrand entre basse-continue pour plusieurs ensembles et carrière soliste, et Louise entre comédienne et metteur en scène. Que préférez-vous ?

BC : Ma mère a été un très bon professeur. Elle a compris que l’on devait commencer la basse continue le plus tôt possible et me l'a rendue naturelle, ce qui fait que j'ai du plaisir à la pratiquer. Même si j’ai envie de faire désormais des récitals, je n'arrêterai pas la musique de chambre. Malheureusement, les journées se remplissent vite et le clavecin est un instrument qui demande du temps.
LM : J’aime aussi bien être simple comédienne que m’occuper de la mise en scène. Je ne peux me restreindre à l’un ou l’autre. Le fait d’être metteur en scène enrichit le travail de comédienne et inversement. Si la vocation de jouer toujours était là, je ne pensais pas, à mes débuts, faire de la mise en scène. C’est venu plus tard, alors que j’assistais Benjamin sur Le bourgeois gentilhomme. Un soir, alors que nous buvions un verre après une séance de travail sur la scène du maître de philosophie, Benjamin m’a dit que je devrais faire de la mise en scène. Même si j’aimais beaucoup la direction d’acteur, sur le moment cela m’a étonnée ! Mais quelques années plus tard, je peux dire que la mise en scène, et notamment le rapport à l’espace, représente pour moi quelque chose de vraiment fondamental qui me permet de m’exprimer.

Bertrand Cuiller
© dr

Pourquoi le baroque ?

LM : J’y trouve quelque chose qui m’intéresse dans un rapport au langage, à la réalité de la scène, si différente du quotidien. Nous ne sommes pas dans un théâtre naturaliste, mais dans une forme qu’on pourrait comparer à certaines traditions orientales où la représentation n’a pas pour but de reproduire le quotidien, mais au contraire d’offrir autre chose. Cette différence-là me passionne. C’est une technique de jeu très agréable, car on s’y sent à la fois acteur, danseur, chanteur. L’acteur y est très vivant, il en émane une grande force dont il me semble que notre société a besoin, comme d’ailleurs du beau qui est souvent un tabou aujourd’hui dans les arts. Et ce que j’aime particulièrement dans l’univers baroque, c’est que l’on peut y mêler la musique et le théâtre. Je fais (de façon amateur) du chant et de la musique. J’ai toujours baigné dans cet univers, même enfant, c’est important pour moi. Naturellement, la scène est dans l’alliance de ces deux pratiques.

Vous montez ensemble différents spectacles qui associent musique et arts du spectacle, et tout d’abord La lanterne magique de Monsieur Couperin [lire notre chronique du 22 décembre 2010]. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

BC : Ce sont souvent des idées de Louise ! Nous avions fait un premier spectacle avec Les Lunaisiens – Arnaud Marzorati et Jean-François Novelli – avec une lanterne magique et une amie peintre, Emmanuelle Messika. Après celui-ci, nous avons eu envie de continuer et de monter tous les deux un projet autour de cet appareil et du clavecin. N’y étant que deux, cette aventure nous permet de partir facilement en tournée, comme des forains, en mettant tout dans un petit camion.
LM : La lanterne magique est un objet qui m’a toujours fasciné, à la fois poétique et naïf, qui laisse une grande part à l’imagination. Il y a quelque chose de très précieux dans ces plaques de verre qu’on peint à la main, dans ces mécanismes bricolés. J’aime la fragilité qui en émane. La performance ici est plus humaine. On ne recherche ni la rapidité ni la haute technicité. Et puis, je suis restée très enfant. C’est un langage qui conserve une part d’innocence.

Et la réaction des enfants pendant le spectacle ne permet-elle pas aux adultes de retrouver une part de cette âme que la vie fait perdre ?

LM : Oui. C’est tellement touchant de voir cette réaction ! À Caen, par exemple, en trois jours ce sont mille enfants qui ont vu La lanterne magique. C’était une expérience extrêmement forte. C’était drôle de se dire que ceux qui jouent avec leur Nintendo et vont voir des dessins animés hyper-perfectionnés trouvaient « magiques et même très magiques » des projections si simples, comme m’a dit un petit en sortant d’une séance. J’ai peint les plaques de verre en écoutant les musiques que Bertrand m’avait proposées. Pour l’iconographie, j’ai beaucoup fréquenté l’univers des lanternes magiques, mais aussi cherché plus largement à m’inspirer d’images des XVIIe et XVIIIe siècles – comme pour la scène des poissons sur l’Amphibie, par exemple : ces poissons, je les ai trouvés dans un recueil de sciences naturelles du XVIIe siècle ; c’est pour cela qu’ils ont des formes un peu bizarres !

Et pourquoi Couperin ?

BC : Avec sa musique, avec ses titres, nous savions que ce serait parfait. Les pièces choisies sont vraiment comme de petites vignettes ou des miniatures. C’est narratif et les caractères sont très variés. On sent qu’il cherche à raconter des histoires, c’est pour cela qu’on les a choisis. Nous sommes vraiment heureux de pouvoir poursuivre ce spectacle. Il y a de nombreuses reprises programmées. En juin, on le donnera au Festival du Haut Jura, en juillet à Saintes, en août au Festival du Pays d’Auge, en octobre à Lorient et en décembre à Bruges, avant Bordeaux et Orléans l’année prochaine.

Louise Moaty
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Vous allez proposer un nouveau spectacle, Les mille et une nuits. Qu’est-ce que c’est ?

LM : J’ai adapté le texte à partir de la traduction française d’Antoine Galland, le premier traducteur des Mille et une nuits. Cette édition connut un succès énorme, faisant connaître le texte à l’Europe entière. On peut la considérer comme un des points de naissance de l’orientalisme. Dans ce spectacle, j’utiliserai la prononciation baroque parce que nous sommes dans l’idée d’explorer l’Orient rêvé par l’Occident aux XVIIe et XVIIIe et non au XIXe siècle. La scénographie joue de ce croisement entre occident baroque et orient. Les musiciens vont jouer plus près du sol que d’habitude ; ils auront ainsi un rapport différent et surprenant à leur instrument. Et il y aura plein d’autres surprises qui permettront de jouer à partir du vocabulaire baroque, notamment l’éclairage aux bougies, sur cet Orient qui se dévoile, s’imagine. Avec Bertrand, nous n’avons pas invité de musiciens orientaux. Au contraire, nous voulions faire vivre la découverte par des occidentaux de cette musique exotique, ramenée par les voyageurs. Nous voulons montrer et faire entendre la musique baroque qui invente, qui rêve, qui découvre, qui parvient à évoquer l’Orient avec ses instruments à elle (clavecin, théorbe, hautbois ou viole). Enfin, il y a le texte, et au centre la figure de Schéhérazade : une jeune femme qui sauve sa vie et son peuple grâce à la force de la parole. Cette histoire me touche beaucoup, j’ai envie de la partager.
BC : J’ai cherché de la musique ramenée d’Orient à l'époque par des voyageurs. Par ailleurs, j’ai réuni un corpus de musiques baroques orientalistes ou dont les sonorités sont orientalisantes. Comme nous sommes quatre musiciens, Guillaume mon frère au hautbois et à la flûte à bec, Florence Bolton à la viole de gambe et Benjamin Perrot à la guitare et au théorbe, il nous fallut adapter les partitions de Lully, Marais, Rameau, Rebel (et bien d’autres). Louise va non seulement jouer, mais aussi chanter et danser. Elle sera Shéhérazade et tous les personnages de ses contes. Le spectacle sera créé les 1er et 2 avril à Quimper, au Théâtre de Cornouaille qui en est le producteur. Nous avons commencé à répéter à l’Abbaye de Royaumont qui est coproducteur ; le spectacle y sera donné en septembre. Il sera également repris en avril à Caen, à Eu en juin puis en septembre au Festival baroque de Pontoise.

Quelques mots sur d’autres projets ?

BC : Je travaille sur mon prochain disque de musique anglaise. Il y a deux ans, un ami m'a parlé d'un manuscrit de Thomas Tomkins qui se trouve à la Bibliothèque Nationale. Il est devenu le point de départ de ce disque enregistré dans un magnifique château du XVIe siècle. Il devrait sortir au mois de mai (Mirare). Les instruments sont un claviorganum, une copie d'un clavecin anglais de 1579 et un petit italien de Philippe Humeau, emplumés avec des plumes d'oiseau. Comme j'en discutais avec Jan Willem Jansen après une Lanterne magique à Toulouse, où il avait entendu que le clavecin était emplumé : on pousse très loin la facture instrumentale, mais la plupart du temps, la première chose qui crée le son, c'est un morceau de plastique... c'est incohérent ! C'est une matière vivante donc moins stable que le plastique, mais tellement plus intéressante. J’aime beaucoup cette musique – Byrd, Bull, Tallis et Tomkins. Elle est techniquement très difficile. Pas grand chose à voir avec Scarlatti, mais largement aussi difficile, surtout par l'exigence que pose la conduite des différentes voix. Cette année, je vais aussi donner des récitals, en France comme à Utrecht, Berkeley, Montréal et aussi en Suisse. J’ai également repris sérieusement le cor depuis un an, lorsque mon père m’a engagé à Stradivaria. Mais je le pratique avant tout pour le plaisir, et dans sa version baroque (c'est-à-dire sans les petites améliorations du XXe siècle qui permettent aux cornistes de ne pas se faire huer par le public d'aujourd'hui). Enfin, avec Louise nous allons monter un opéra de John Blow à Caen, Vénus et Adonis avec les Musiciens du Paradis en 2012, que je dirigerai du clavecin. Je me réjouis !
LM : Je participe en ce moment au travail de mise en scène de Cendrillon de Massenet à l’Opéra Comique, aux côtés de Benjamin Lazar. Dans Cendrillon, il y une part d’inconnu et de mystère, y compris dans l’écriture musicale. Et puis, j’adore les contes de fées. Benjamin a proposé des axes de lecture passionnants. Aborder d’autres répertoires, si loin du baroque, me permet d’enrichir et de renouveler mon regard. Je reprends également Rinaldo à Lausanne, avec une toute nouvelle équipe. J’ai un peu hésité, car j’avais vécu une expérience forte avec le Collegium. Mais il est intéressant d’expérimenter et de reprendre cette mise en scène avec une nouvelle distribution et un autre orchestre, et de voir ce qui changera. Les héros seront joués par des hommes, alors qu’avec le Collegium c’était une distribution féminine. J’ai déjà travaillé avec Max-Emanuel Cencic et Xavier Sabata sur Sant’Alessio. À l’époque, ils étaient belle-fille et mère ; là, ils seront beau-fils et père ! Je suis également heureuse de retrouver Bénédicte Tauran qui chantera le rôle d’Armide. Enfin, contrairement à Versailles, j’aurai le droit d’utiliser la rampe de bougies… La bougie apporte quelque chose d’essentiel à la représentation : le feu sur la scène. C’est un élément de la nature. Les acteurs s’en nourrissent, ce qui apporte une énergie à la représentation. Non seulement la flamme éclaire mais elle souligne la part d’ombre et d’inconnu, la part de mystère qu’on trouve dans le chiaroscuro des maîtres baroques.