Chroniques

par bertrand bolognesi

Leo Ornstein
sonates pour violon

1 CD Brilliant Classics (2017)
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un programme chambriste autour des sonates pour violons de Leo Ornstein

24 février 2002, Green Bay, Wisconsin, États-Unis, en bordure du Lac Michigan, un peu plus de trois cents kilomètres au nord de Chicago : décès de Leo Ornstein. Ukraine – alors province de l’Empire Russe –, Oblast de Poltava, Krementchouk, cité idéalement située au cœur de la boucle du Dniepr, équidistante de Kiev, Odessa et Kharkov : naissance de Leo Ornstein, le 11 décembre 1895, ou peut-être 1893, les documents officiels divergent. Fort de telles dates, on a parfois parlé du compositeur américain comme de l’homme de trois siècles – des choses qui arrivent lorsqu’on s’éteint dans sa cent-septième année, voire la cent-neuvième.

Si ce fort beau disque de Francesco Parrino [lire notre critique de son CD Henri Vieuxtemps] est consacré à son œuvre pour violon, Ornstein est d’abord l’homme de l’avant-garde pianistique américaine, avec les étonnants Wild Men's Dance (1913), Suicide in airplane (1916) et surtout son Concerto pour piano (1921), en marche vers le Cowell de Six Ings (1917/22) et du Concerto pour piano (1928) [lire nos critique des CD Polyphonica, Casual Developments et Dynamic Motion] comme vers l’Antheil de Sonate Sauvage (1922) et Ballet mécanique (1924) [lire nos chroniques du 9 octobre 2004, du 18 décembre 2005, enfin des 21 septembre et 8 novembre 2012]. Pianiste virtuose, ex-enfant prodige accueilli dès ses six ans aux conservatoires de Saint-Pétersbourg, Kiev et Moscou, Ornstein, fils d’un chantre de synagogue, garda toujours en tête le violon joué par son oncle. Les études de composition dans la classe de Glazounov, commencées dans sa neuvième année, furent interrompues par le départ de la famille pour le Nouveau Monde suite aux pogroms perpétrés par les sbires du nouveau parti nationaliste de Doubrovine et Maïkov, Union du peuple russe (Союз русского народа). À peine installé à New York, le garçon poursuit avec succès sa formation. Son talent d’interprète est bientôt remarqué.

Concertiste prisé, Ornstein prend bonne place dans l’effervescence new-yorkaise de la deuxième décennie du XXe siècle. Il joue les classiques, ses contemporains Bartók, Debussy, Ravel, Schönberg, Scriabine et Stravinsky, ainsi que ses propres œuvres qui lui valent la réputation de futuriste. À partir de 1915, désormais défenseur dévoué de ses camarades en modernité, il radicalise ses programmes. Au plus fort du succès, au début des années vingt, le jeune marié se retire peu à peu de la trépidante vie de pianiste et se consacre à l’enseignement. Le temps passant, le compositeur est oublié. Pourtant, il ne cessa jamais d’écrire, comme en témoigne une production touffue, conclue en septembre 1990 par une huitième sonate pour piano. À partir des années soixante-dix, sous l’impulsion de son fils Severo (né en 1930), sa musique est peu à peu redécouverte. « Bien qu’il ne doutât pas de son œuvre, il était trop fier pour faire quoi que ce soit pour la promouvoir », précise Severo Ornstein dans la notice du CD (en langue anglaise).

Il est assez troublant de réaliser qu’au moment même où il écrivait les pages audacieuses qui parfois firent scandale, comme ce fut le cas lors du récital londonien de 1914, Ornstein a composé des pièces ne rompant pas avec la tradition. Il s’agit en général d’opus dédiés à d’autres instruments que le sien, telle la Sonate pour violoncelle et piano Op.52 n°1, prodigieusement lyrique. Dans une veine comparable apparaissent les deux partitions violonistiques qui ouvrent le présent CD. Une véhémence romantique au parfum franckiste caractérise le Moderato liminaire de la Sonate pour violon et piano Op.26 n°1, commencée en 1914 et achevée au printemps de l’année suivante. Aussi le jeu volontiers élancé de Maud Renier en sert-il à l’envi l’emportement, rigoureusement affirmé par Francesco Parrino au violon. Cette belle ardeur est plus calmement convoquée par l’Andante élégamment chanté qui, à une inspiration impressionniste, mêle une parenté harmonique avec les ainés russes Medtner et Rachmaninov. Le Scherzo triture le thème original du premier mouvement dans une couleur hispanisante, laissant un flamboyant lyrisme envahir son trio central. Par sa vigueur rythmique, le passage rappelle la sonate de Ravel… imaginée neuf ans plus tard ! Le Finale retravaille le matériau thématique dans une suite ininterrompue de climats contrastés – certains aspects de la partie de piano bénéficient, quoique discrètement, de l’expérience de la modernité acquise par Ornstein qui, avec la violoniste Vera Barstow, créa l’œuvre le 26 avril 1915.

Écrite durant l’été 1915, la Sonate pour violon et piano Op.31 n°2 peut sembler n’être pas de la même main. Outre quatre mouvements dont l’organisation n’obéit pas aux règles d’autrefois, la teneur de chacun d’eux s’avère clairement radicale. À un Moderato résolument expressionniste, qui partage avec la faconde scriabiniène l’incertitude tonale, succède un Andante espressivo à l’inquiète inventivité dont le traitement harmonique, pour n’être pas strictement sériel, s’approche de la méthode viennoise – on pense à Nikolaï Roslavets. De même la danse biscornue du Vivace ma non troppo, où nos interprètes font merveille, voisine-t-elle assez évidemment avec Schönberg. Farouche, le dernier épisode (Grave) conjugue un art renouvelé de la variation à des ruptures cinglantes où le martellement répétitif du piano n’est pas sans rappeler l’alors tout jeune Sacre du printemps.

Dans son texte d’accompagnement, Nicola Gattò précise qu’on ne connaît pas la date de la Sonate pour violon et piano Op.Posth. n°3 de Leo Ornstein. Elle se concentre en un seul mouvement, long Andante d’une douzaine de minutes au lyrisme plaintif qui superpose de fécondes hésitations harmoniques à une mélopée héritière des origines juives. C’est encore Gattò qui nous apprend que l’Hebraic Fantasy fut créée en 1929 à la fête du cinquantième anniversaire d’Albert Einstein auquel elle est dédiée. À un post-romantisme intense, le compositeur associe la danse. En 1990 sont publiées Trois pièces pour violon et piano en un recueil regroupant des pages isolées. Prelude fut écrit dans les années cinquante, de même qu’Intermezzo, en 1959. Le premier est une plaisante élégie dont la sérénité est à peine contrariée en son troisième tiers par un ombrage qui ne déroge point au glamour général, porté avec grâce par Stefano Parrino. Dans son raffinement, la volubilité du deuxième rassemble Claude Debussy et Arnold Bax, surtout pour la partie pianistique en dentelle que Maud Renier dessine avec grande sensibilité. En 1979 surgit A Poem, mélodie tendre suivie d’une séquence plus rythmique. Voilà une belle façon de conclure !

BB