Chroniques

par françois-xavier ajavon

Henry Cowell
musique de chambre (vol.1)

1 CD Naxos (2004)
8.559192
Henry Cowell | musique de chambre (vol.1)

Henry Cowell (1897-1965) tient une place très importante dans l'histoire de la musique américaine du XXe siècle. Certainement trop en avance sur ses contemporains, trop créatif par rapport à ses pairs, trop subtil par rapport à ses collègues compositeurs en des temps d'antagonismes esthétiques tranchés, il ne reste pas grand chose de Cowell en ce début de XXIe siècle, alors qu'il fut un artisan incontournable de l'american sound : dire qu'il fut l'un des pédagogues à l'origine des passions musicales respectives de John Cage et de George Gershwin devrait suffire à définir un pedigree et à tracer des perspectives esthétiques. Le génie de Cowell s'étend depuis le jazz populaire jusqu'au piano préparé, en passant par la pratique des clusters et par les douceurs inattendues de la musique traditionnelle iranienne. Outre une vingtaine de symphonies, on lui doit, de nombreux concertos pour instruments les plus variés (harpe, koto japonais, percussions, etc.), de la musique de chambre et de nombreuses pièces vocales. Le nom de Cowell hante encore certaines encyclopédies de la musique pour sa création du fameux Rythmicon, appelé aussi Polyrythmophone, dans les années trente : une sorte d'instrument électronique permettant de jouer avec des superpositions de rythmiques synthétiques. L'ensemble orchestral Continuum propose, en deux CD de l'incontournable collection American classics de Naxos, un très stimulant portrait, réalisé en touches subtiles via une sélection d'œuvres pour piano, de partitions vocales et de musique de chambre. La formation new-yorkaise, qui s'est déjà frottée au disque à plusieurs géants de la musique américaine, dont Charles Ives et Virgil Thomson, présente de Cowell plusieurs visages variés mais cohérents, qu'elle résume par l'étiquette Classic ultra-modernist.

La musique pour piano de Cowell est certainement la plus déroutante et la plus intéressante de son catalogue, notamment de part l'usage régulier d'une pratique qu'il contribua à introduire et qui connut un grand succès au siècle dernier : le cluster, cette façon d'agréger un peu sauvagement les sons en frappant le clavier avec son poing, son avant-bras, ou d'agir directement au cœur de l'instrument sur les cordes elles-mêmes. Les Piano pieces qui ouvrent le premier volume sont très caractéristiques de cette recherche de nouvelles sonorités ; Deep color (1938) est un authentique combat entre une sorte de folk song jouée de la main gauche et un contrepoint dissonant joué de la main droite, qui progresse tout au long de la pièce pour terminer en nappes sonores inquiétantes, avant le silence. Cowell explore aussi cette désagrégation de la musique dans The fairy Answer (1929) où un étrange effet de harpe désaccordée est créé par l'action directe sur les cordes du piano. Alors que Fabric (1920) est une pièce polytonale traditionnelle, Tiger (1928-29) s'avère plus sauvage, le clavier devant être maltraité par l'interprète, à coup de clusters déroutants. Tiger fut publiée en URSS avant de l'être aux USA ; on y décèle un lien de parenté évident avec le modernisme soviétique des années vingt et ses tentatives de musique motoriste.

Dans la Suite for violin and piano (1925), on découvre un Cowell plus intimiste et passionné par l'histoire de son art, revenant aux sources baroques de la forme sonate et des variations, tout en les renouvelant par un piano aux clusters discrets mais obsédants (cf. l'Andante calmato). Le compositeur explorera cette veine dans Quartet for flute, oboe, cello and harpsichord (1954), écrit pour la claveciniste Sylvia Marlowe ; il développe dans cette fantaisie un univers qui fait d'ailleurs songer beaucoup plus à Poulenc qu'à la musique baroque à proprement parler. La magnifique et trop courte pièce orchestrale Polyphonica (1930) est une subtile et envoûtante exploration du contrepoint dissonant, qui s'inscrit dans la verve de Schönberg et surtout de Berg. Ici tout particulièrement, l'ensemble Continuum se distingue par la beauté des timbres et la précision de l'interprétation, qui n'obère jamais cependant l'émotion.

Irish suite (1929) est une page étrange aux contours difficilement saisissables, développant trois parties autour d'un piano concertant et d'un petit ensemble à corde. The Banshee met en place une atmosphère cauchemardesque à grands coups de sons inquiétants, et l'on se demande tout au long de la pièce, à chaque portée, si les instruments (et les instrumentistes) peuvent sortir indemnes de ce déchaînement de clusters et autres expérimentations. Toi, loueur d'instruments de musique, ne laisse jamais partir ton bien entre les mains d'un musicien qui a du Cowell à son programme ! Le dernier mouvement, The fairy bells, revient à une atmosphère générale plus apaisée et presque lyrique. Enfin, dans Three anti-modernist songs (1938), Cowell propose trois chansons teintées de surréalisme, plutôt parodiques et ironiques, en réponse à un certain conservatisme musical de son temps.

FXA