Chroniques

par bertrand bolognesi

La rumeur du monde
un portrait de Maurice Emmanuel

1 DVD ABB Reportages (2012)
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La rumeur du monde, un portrait de Maurice Emmanuel

Excellente idée que de consacrer un reportage de cinquante-trois minutes à un compositeur décidément trop rare dont la musique mérite cependant une plus large diffusion ! Également disponible séparément, ce DVD est associé au fort beau disque de Laurent Wagschal, consacré aux six Sonatines pour piano, sous la forme d’un double-album édité par Timpani [lire notre critique du CD].

Né en 1862 en Champagne, Maurice Emmanuel rencontre le rythme à travers la formidable machine d’Hippolyte Marinoni de son grand-père imprimeur à Bar-sur-Aube, et l’harmonie à la croisée des fanfares qui parcouraient à l’époque les rues des villes, ainsi que des grandes orgues de la collégiale Notre-Dame de Beaune, comme le dit Anne Eichner-Emmanuel, la petite-fille du maître. Plus tard, les chansons des vendangeurs de la côte de Beaune imprègneront son oreille. Alors qu’il travaillait Beethoven et Mozart avec son professeur de piano, c’est bel et bien le folklore bourguignon qui devait éveiller le sens musical de l’enfant et bientôt féconder son inspiration. De là viennent ses recherches sur le langage musical. À la fin du XIXe siècle, les musiciens européens vécurent un besoin de renouveau, comme si le romantisme avait usé l’inspiration, pour ainsi dire. Le pianiste Laurent Martin cite les exemples hongrois que furent Kodály et Bartók dont les préoccupations s’annonçaient six ou sept ans avant les premières collectes à travers la Sonatine Op.4 n°1 « bourguignonne » d’Emmanuel (1893).

Soucieux de libérer l’écriture du joug classique qui l’empêchait de prendre un nouveau souffle, Maurice Emmanuel s’est plongé pour les modes grecs, les factures savantes de la production médiévale, le plain-chant et les modes populaires. De là naquit une sorte de théorie de la continuité des langages musicaux qu’il mit en pratique dans ses propres compositions. Son goût pour la modalité « réactualisée », si l’on peut dire, il l’a partagé avec d’autres créateurs, comme Charles Koechlin, par exemple. Mais surtout, il le transmit à ses élèves, tout en évitant de retomber dans un nouvel académisme. De ces modes hindous jusqu’auxquels il élargit ses recherches, on trouvera quelque extension dans les rythmes d’Olivier Messiaen qui suivit sa classe au conservatoire de Paris. Un autre de ses illustres élèves, Henri Dutilleux, intervient : « il nous a sensibilisés aux modes, y compris à ceux qu’avait inventé Berlioz. Messiaen s’est donné le temps et la peine de cultiver ça ».

Pourquoi Maurice Emmanuel reste-t-il méconnu aujourd’hui ?
Sans doute le grand musicologue cache-t-il le musicien. Pourtant, sa fibre musicale était plus forte que celle de l’érudition. « Il détestait qu’on le considère comme un savant et se définissait lui-même comme un musicien », précise Anne. Et c’est précisément dans la science du musicologue que le compositeur a trouvé sa voie, libre et infinie.

Anne Bramard-Blagny et Julia Blagny signent un reportage passionnant présenté sur le modèle de l’atelier-concert, qui fait toucher la musique d’Emmanuel au plus près : ainsi entendons-nous le riche Allegro de la Sonatine pour piano Op.20 n°4 « sur des modes hindous » (1920), sous les doigts de Laurent Wagschal ; il joue également deux extraits de la Sonatine Op.22 n°5 « alla francese » (1925), qui flirte avec Le tombeau de Couperin de Ravel (1917) et dont on découvre la version orchestrée en 1935 de la Sarabande un peu plus loin, mais encore l’intégralité de la Sonatine Op.4 n°1 « bourguignonne » (1893), avec l’étrange Dies Irae déguisé du premier mouvement, la fraicheur de ton du Branle, la tendre berceuse tissée sur un audacieux bourdon vespéral (Andante simplice) et son enthousiaste Ronde morvandelle. Avec Alexis Galperine, le pianiste donne encore la Suite pour violon et piano sur des airs populaires grecs Op.10 (1907) qui alterne ses danses chantées à une élégie poignante. Ces interprétations sont captées dans le salon-bibliothèque de l’Hôtel Malesteste, à Dijon [lire notre chronique du 17 novembre 2013].

BB