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Chroniques
récital Laurent Martin
à la (re)découverte de Charles-Valentin Alkan
Principalement fêté depuis le 28 septembre par l’ouverture d’un mois de festival que proposait à Venise le Centre romantique de musique française, le centenaire Alkan se poursuit à travers ce qu’on appellera une tournée de trois des huit programmes donnés en concert à la Sérénissime. Selon une formule qui a démontré son efficacité, le Palazzetto Bru Zane a démultiplié les partenariats, tant dans l’Hexagone qu’en dehors de nos frontières, de façon à diffuser le plus largement possible une musique encore mal connue (vingt-sept dates en France et trente-et-une à l’étranger entre le 29 août dernier et le 3 août prochain). Ainsi vous présentions-nous il y a peu sept des Préludes Op.31 par David Violi [lire notre chronique du 11 octobre 2013].
Outre de jouer volontiers le « grand » répertoire romantique, le pianiste Laurent Martin n’a jamais hésité à, aimablement mais sûrement, forcer l’oreille mélomane dont on connaît bien la tendance à presque toujours venir chercher son plaisir sur les mêmes coussins. Aux illustres Fryderyk Chopin, Ferenc Liszt, Franz Schubert et Robert Schumann d’alors côtoyer Théodore Gouvy, Georges Onslow et Charles Widor, pour les plus connus de ceux qui ne le sont pas, mais encore les rarissimes Mel Bonis, Alexis de Castillon, Théodore Dubois ou Fernand de La Tombelle. Voilà bien de quoi retisser le fil aujourd’hui distendu d’une époque afin d’en révéler toute la cohérence esthétique, dans ses rapprochements fructueux comme en ses riches dissemblances. À observer les menus de ses récitals et le catalogue de ses précieux confits (plusieurs CD), Bonis, Onslow et Alkan semblent favoris parmi les compositeurs invités à sa table.
Le vieux Dijon compte de fort beaux hôtels particuliers dont le Maleteste n’est pas des moindres. Dans ce cadre prestigieux autant que chaleureux, l’association Les amis du 7 (numéro 7 de la rue Hernoux) accueille depuis six ans une saison culturelle tous azimuts où la musique siège en bonne place. Sur le Bechstein de sa bibliothèque Régence, Laurent Martin embarque le public dans la découverte de Charles-Valentin Alkan, croisière qui accoste plusieurs facettes d’un musicien à la facture contrastée. En 1985, l’interprète rencontrait pour la première fois cette musique, à l’occasion du Festival Chopin. De là naquit une véritable passion, puisqu’il passa près de dix ans à l’étudier en profondeur et que jamais depuis il n’a cessé de la jouer.
De même que les cinq pages apéritives empruntant à Chopin, le salon où sonne ce récital permet une approche idéalement contextualisée, une sorte de « hors-temps » où les proportions du lieu et la moelleuse nature de l’instrument se répondent dans un fin équilibre acoustique. Les Esquisses Op.63, d’abord : architecturé en quatre suites, ce recueil de quarante-neuf pièces brèves fut conçu en 1861 par un Alkan presque cinquantenaire qu’une certaine asociabilité avait invité quelques années plus tôt à quitter le monde, pour ainsi dire. Elles nous font aborder sa musique, certes, mais encore le caractère d’un surdoué rêveur, exigeant et solitaire. Vision (n°1) alanguie, presque vaporeuse, dans une inflexion tendre, puis intriguants répons campanaires des Cloches (n°4), le farouche grondement d’Increpatio (n°10), grogné dans un ébouriffage lisztien, Soupirs (n°11) en prémisses fauréennes (Gabriel n’avait que seize ans, pourtant), montée tragique de Morituri te Salutant (n°21), peut-être inspiré par la toile que Gérôme signait quelque mois auparavant (Ave Cæsar, 1859), heurt furieux du Scherzettino (n°37) et fascinant flou onirique d’En songe (n°48), enfin, lanterne magique surpédalisée soudain brutalement éteinte.
Dès lors nous savons que la musique d’Alkan croise Fauré, mais encore Grieg (qui n’a pas encore vingt ans). La cassure des métriques habituelles vient alors confirmer qu’elle s’inscrit plus dans ce qui viendra que dans ce qui existait : une ritournelle peut-être bretonne contrarie la « chopinade » Andantino (premier des Airs à cinq temps) et un motif obsessionnel tend l’Andante flebile (Air à sept temps) extraits des Impromptus Op.32. Vers qui avançons-nous, cette fois ? Vers Guy Ropartz et Charles Kœchlin qui naîtront en 1864 et 1867 – nous sommes en 49 !
Du même cahier, L’amitié est une œuvre plus conventionnelle, bien que sa marche nettement piquetée puisse induire quelque ironie dans une déclaration trop harmonieuse pour être vraie, qui laisse entrevoir une personnalité assez difficile. Deux pages tirées des douze à former Les mois Op.72 rebroussent la chronologie (1838) : les frimas lisztiens d’Une nuit d’hiver (n°1), le persifleur Carnaval (n°2) d’un diabolisme presque forain, méchant et inquiet.
Écrites en 1857 et publiéesquatre ans plus tard, les Douze études dans les tons mineurs Op.39 ne ressemblent guère à leurs consœurs dans les tons majeurs Op.35 : en 1847, Alkan avait encore respecté le genre « étude », tandis qu’il le fait littéralement exploser à présent. Chacune de ces pièces est largement développée, dépeint un univers en soi et certaines sont regroupées en symphonies et concertos pour piano solo. L’Allegro assai (Concerto pour piano seul n°1, Étude Op.39 n°8) s’y affirme clairement démesuré, avec la demi-heure requise par son exécution – et il faut assurément écouter le Presto de l’Op.39 n°7 sous les doigts de Bas Verheijden ! Laurent Martin offre l’Adagio en ut # mineur (Concerto pour piano seul n°2, Étude Op.39 n°9), grande élégie d’environ treize minutes au désespoir parfois revêche nourri d’un sentiment d’incompréhension, qui lorgne vers des folklores imaginaires. La partie centrale s’attendrie en perpétuelle consolation, impuissante jusqu’en ses élans les plus courageux (optimistes, jamais).
C’est souvent jeunes que les créateurs sont novateurs. Ainsi Le chemin de fer Op.27 fut-il composé par un homme de trente ans… en 1844, par-delà la verve « constructiviste » et parfaitement anachronique qui le caractérise (Mossolov, Prokofiev, Antheil, Honegger ; troublant). Alkan inventeur de la musique répétitive ? Sans lui faire chausser trop vite des bottes excessivement ailées, sans doute verra-t-on dans ce trait une parenté avec la musique populaire d’Europe centrale qui usait en effet d’ostinati précurseurs – Reich, non ; Janáček, oui. Regardonsdéfiler le paysage derrière la vitre et la petite vie des voyageurs, charmante excitation de la vitesse, au fil d’une partition assurément redoutable.
Après la délicate Barcarolle (sixième page du Recueil de chants Op.65, 1868), le récital est conclu par trois des Préludes Op.31 (1844) : la rengaine assez pauvre J’étais endormie mais mon cœur veillait (n°12) suit la tristesse souveraine et voluptueusement ressassée du Temps qui n’est plus (n°14), précédés par la lunaire dichotomie surgrave/suraigu de La chanson de la folle au bord de la mer (n°8), les yeux écarquillés, sorte de toile expressionniste avant le terme dont l’énergie part vertigineusement en vrille. Là encore se fait entendre un folklore inidentifiable qu’évoqueront sans doute les intervenants du Colloque proposé par la Bibliothèque national de France (jeudi 21 novembre, de 9h30 à 20h).
BB