Chroniques

par bertrand bolognesi

Ivan Fedele
œuvres pour violon

1 CD Kairos (2022)
0015120 KAI
Six opus violonistiques d'Ivan Fedele (né en 1953) par Francesco D’Orazio

Cette récente parution du label Kairos témoigne de la rencontre de deux grands musiciens pugliese : le compositeur Ivan Fedele, né à Lecce, face à la côte albanaise, et le violoniste Francesco D’Orazio qui, une petite quarantaine de lieues plus au nord, vit le jour à Bari. Élève du Mozarteum à Salzbourg puis de l’Académie Rubin à Tel-Aviv, ce dernier a développé son répertoire depuis la musique baroque jusqu’à la création. Parallèlement à une dense collaboration avec Luciano Berio (Corale, Sequenza VIII et Divertimento), l’artiste, invité par de prestigieuses institutions avec lesquelles défendre activement nos contemporains (Biennale de Venise, MiTo, Accademia Santa Cecilia, Proms, RAI, etc.), a créé des œuvres de John Adams, Unsuk Chin, Luis de Pablo et Kaija Saariaho, entre autres, et joue régulièrement de nombreux compositeurs, tels Brett Dean, Vito Palumbo, Marcello Panni, Alessandro Solbiati ou encore Terry Riley. Sculpteur du son, selon son propre dire, on ne présente plus Ivan Fedele pour qui la vibration, secondée par une fine stratégie de la perception, narre une histoire [lire nos chroniques d’Ali di Cantor, Maja, Donax, Chord, Études boréales, Stabat Mater, Donacis Ambra, Duals, Immagini da Escher, Air on air, Imaginary Islands et Richiamo].

Interprète privilégié de la musique pour violon de Fedele, D’Orazio enregistrait en 2010 (pour Stradivarius) quatre opus du maître, aux côtés de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI-Torino placé sous la direction de Marco Angius – L’Orizzonte di Elettra (1997), Concerto pour violon et orchestre (1999), En arche (2008) et Mosaïque (2008). En 1983, le compositeur italien livre trois premières pièces pour violon solo, formant Viaggiatori della notte, créé par Cinzia Barbagelata en Toscane à l’automne 1985. Con impeto (Impétueusement) ouvre en grande tonicité le triptyque, convoquant les bondissements d’une fiévreuse armada expressive, au fil de motifs rendus familiers par leur répétition toutefois discrète. Intensamente (Intensément) prend le temps du dialogue rêveur au cœur de la nuit, saupoudré de fragments mélodiques qui semblent autant de réminiscences d’un monde inaccessible à l’état de veille. Une frénésie renouvelée du geste caractérise la conclusion, Elettrico! (Électrique !), titre dont le point d’exclamation n’a rien d’anodin.

Vingt ans plus tard, Ivan Fedele se passionne pour un genre, la Suite française qui, à partir du XVIIe siècle et jusqu’aux Lumières, réunit plusieurs mouvements de danses. La première est dédiée au clavecin ancien à deux claviers (création au Printemps des arts de Monte-Carlo, par Olivier Baumont, en 2004), puis les suivantes convieront le violon (2010), le violoncelle (2010), la flûte (2011), l’alto (Ritrovari, 2011) la harpe (2012), jusqu’à la Suite Francese VIb pour violon électrique à cinq cordes et électronique, rendue publique par Francesco D’Orazio lors de l’édition 2014 du festival romain Nuova Consonanza. Bien sûr, les Suite Francese II et Suite Francese VIb sont ici gravées. Comme surgis de la Renaissance, trois branles se succèdent dans la II, selon des impédances contrariées, comme le souligne si précisément le musicologue Cesare Fertonani (notice du CD). Au départ de la VIb, la VI autrement appelée Ritrovari pour alto, dont les six épisodes furent imaginés pour le regretté Christophe Desjardins [lire nos chroniques du 28 septembre 2003, des 2 février et 12 novembre 2004, du 13 octobre 2005, du 10 juin 2007, du 22 mars 2009, du 28 avril 2011, du 23 mars 2013, du 21 février 2014 et du 23 janvier 2021] comme intermèdes à l’exécution des Ricercari de Domenico Gabrielli, épisodes joués avec les scordature exigées par cette page baroque. Dans cette version, en revanche, l’accord du violon ne subit aucun aléa, mais l’aura de son amplification se projette sur un paysage électronique (Francesco Abbrescia) fort onirique qui parfois brouille adroitement la perception des hauteurs (Ostinato, par exemple). Corrente I, le plus long des six mouvementsrévèle un impact presque intrusif qui, passé sa liminaire raucité, très travaillée, embobine irrésistiblement l’écoute. De même la Passacaglia fascine-t-elle par son savant effet de gelure, pour ainsi dire, du souvenir baroque.

Elettra connut à ce jour rien moins que quatre versions. Dérivé du Concerto pour alto et orchestre (1990 ; création à Rome par Augusto Vismara et l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI-Roma dirigé par Jun’ichi Hirokami, au printemps 1991), L’Orizzonte di Elettra pour alto, ensemble et électronique en temps réel (1996) devint Elettra pour alto et électronique en temps réel (1999), puis L’Orizzonte di Elettra pour violon, ensemble et électronique en temps réel (2009), enfin Elettra pour violon et électronique en temps réel (2013) que D'Orazio créait à Palerme le 17 mars 2014. Avec l’ajout d’une cinquième corde – un ut grave –, le violon gagne un registre qui le rapproche de celui de l’alto, sans perdre pour autant ses spécificités propres. Citons Fertonani : « dans Elettra, l’instrument est le protagoniste de la métaphore d’une expérience existentielle, dont l’archétype est ce personnage mythologique qu’évoque le titre, qui ouvre des perspectives multiples grâce à son interaction avec l’électronique […], relation d’un sujet et de son reflet […] dans un vivant jeu de rôles ». La richesse de cette œuvre séduit beaucoup.

C’est pour le Concours International Niccolo Paganini de Gênes qu’Ivan Fedele écrivit en 2014 Thrilling Wings (Ailes palpitantes) pour violon solo, comme répons complice des Viaggiatori della notte. La virtuosité est au rendez-vous, comme l’induit la destination de l’œuvre qui, commencée dans une vivacité redoutable pour le soliste, convoque peu à peu sa capacité d’inspiration – ainsi apprécie-t-on plus qu’un habile archet. Ce disque captivant vient abreuver la soif de connaître toujours mieux la musique de Fedele.

BB