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Herculanum de Félicien David
rencontre avec Alexandre Dratwicki
C’est à l’Opéra Royal (Château de Versailles) que sera donné Herculanum, un opéra qui connut un grand succès lors de sa création à Paris, le 4 mars 1859, mais bien vite oublié. Cette année, le Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française, Venise) nous invite à la découverte du compositeur de ce péplum lyrique, Félicien David (1810-1876), inventeur de l’ode-symphonie. Outre la résurrection d’Herculanum, ce sont Moïse au Sinaï, Christophe Colomb et Le désert qu’il fera entendre, ainsi que sa musique de chambre. Nous avons rencontré le musicologue Alexandre Dratwicki, directeur scientifique du Palazzetto, qui nous éclaire sur cette passionnante saison David.
Pourquoi une saison Félicien David ?
Vous aurez sans doute remarqué que cette année, pour la première fois le Palazzetto Bru Zane met en vedette deux compositeurs : Charles-Valentin Alkan depuis l’automne et Félicien David au printemps. Le premier zoom était lié au bicentenaire d’Alkan (né en 1813) [lire nos chroniques du 11 octobre, du 17 novembre et du 5 décembre 2013], mais il n’y a aucune raison de circonstance en ce qui concerne David. C’est important de le dire : au Palazzetto, on peut décider soudain de fêter tel musicien sans attendre l’occasion d’une commémoration officielle.
Qu’est-ce qui vous plait chez Félicien David ?
Il est un exemple particulièrement parlant d’un cas de figure trop souvent constaté chez les compositeurs romantiques français, en ce qu’il est célèbre à travers une seule œuvre, quand bien même il en écrivit beaucoup d’autres, dont de très intéressantes. C’est Faust pour Gounod, Louise pour Charpentier et Carmen pour Bizet. Pour David, c’est Le désert. Il est primordial et passionnant de montrer que le « compositeur d’une seule œuvre » n’a pas fait que cela, tout d’abord, puis éventuellement de remettre en question cette idée trop souvent répandue que son unique opus serait forcément son chef-d’œuvre. Le désert est la première page ambitieuse de Félicien David, mais il ne s’agit absolument pas de son chef-d’œuvre et plutôt d’un préambule à ses Christophe Colomb, Herculanum et Lalla-Roukh. Bien sûr, dans la dynamique d’un festival comme celui que nous proposons il est hors de question de ne pas faire réentendre l’œuvre connue, et en l’occurrence dans les meilleures conditions possibles : Cyrille Dubois sera le ténor du Désert, avec Accentus et dans l’acoustique flatteuse de la Cité de la musique (le 6 mai 2014). Mais le sujet principal reste toutes les autres, celles qu’on ne connaît pas, qu’on ne joue jamais. Le choix s’est naturellement porté sur les oratorios et odes-symphonies (Moïse au Sinaï et Christophe Colomb), mais aussi sur les opéras et opéra-comiques (Le saphir et Herculanum).
Après Le désert, David ne connaîtra plus le succès ?
Si ! À regarder l’impact public, l’autre phare de sa production est Lalla-Roukh, un opéra de 1862 qu’on souhaitait programmer, lorsqu’on a commencé à imaginer cette saison David. Il s’est trouvé qu’à Washington Opera Lafayette l’a représenté en version scénique il y a quelques mois, et que l’enregistrement discographique de cette production paraîtra chez Naxos le 14 mars. Voilà qui s’orchestre donc parfaitement : le 8 mars nous jouerons Herculanum à Versailles, le CD Lalla-Roukh sortira le 14 et Moïse au Sinaï sera donné à Sofia le 20. Du point de vue de l’écriture de l’histoire, il était indispensable de favoriser Lalla-Roukh, qui aurait été une grosse opération : au fond, ce bel hasard nous permet donc de monter Herculanum dont nous aurions peut-être dû faire l’impasse, sinon, et d’en éditer également l’enregistrement.
Si l’on fait un parallèle avec la peinture, dira-t-on de Félicien David qu’il serait un peintre d’histoire ? À moins qu’il soit un orientaliste ? Ou encore à mi-chemin entre l’un et l’autre ?
Disons qu’il est un Ingres, ou un post-Ingres, qui a bien connu Delacroix. À considérer les sujets, la couleur et les formats, c’est quelqu’un qui avance vers Delacroix, mais sans avoir son coup de pinceau résolument moderne. Il reste attaché à la tradition, du point de vue des formes, des tessitures vocales et des genres (mise à part l’ode-symphonie). Ce qui demeure après l’écoute d’une œuvre de Félicien David, de ces grandes pages comme des plus modestes (les quatuors à cordes, par exemple), c’est une grande qualité de méditation, on pourrait presque aller jusqu’à parler d’hypnose. On n’est pas tout à fait dans les mouvements lents de Schubert, mais il y a cette idée de n’être pas toujours dans l’action ou la surabondance d’effets.
David peut se permettre le surplace méditatif grâce à sa parfaite maîtrise de la couleur et à sa faculté d’adoucir les choses – rien à voir avec Berlioz. Parlant harmonie, il l’adoucit non par le recours à la modulation mais par des emprunts d’une extrême délicatesse. Quant aux orchestrations, elles sont nettement plus simples que celles de Berlioz, mais s’y détachent un solo de basson dans l’extrême grave ou un piccolo quasiment à nu, des clarinettes mêlées aux cors plutôt qu’aux bassons, ce qui crée des touches de couleurs tendres, souvent caressantes. C’est très net dans Herculanum qui est écrit juste après les premiers grands Verdi français, notamment après Les vêpres siciliennes : David montre qu’il peut faire du Verdi, c’est-à-dire du grand-opéra nouvelle manière (cabalettes, etc.), mais avec des cantabile presque deux fois plus longs que les passages rapides ; il travaille jalousement la forme et les redites des parties lentes alors que les traits rapides sont donnés une seule fois. C’est vraiment un compositeur de la méditation qui sait prendre le temps de suspendre le geste s’il estime qu’il le faut. Cette signature personnelle se vérifie également dans sa musique de chambre, notamment dans ses quatuors dont les mouvements lents peuvent prendre douze minutes (plus particulièrement dans le Quatuor n°3, par exemple).
Le répertoire chambriste de Félicien David est-il important ?
Oui ! Il a écrit trois quatuors à cordes, et un quatrième inachevé dont on possède le premier mouvement au complet, trois trios avec piano, vingt-cinq mélodies – à situer entre la romance et la mélodie, en fait – et des pièces pour piano. N’oublions pas ses quintettes à cordes avec contrebasse qui forment un ensemble original appelé Les quatre saisons : toutes les semaines, pendant un an, un quintette se réunissait chez un ami de Félicien David et jouait un mouvement qu’il composait à cet usage ; il les écrivit de façon assez irrégulière, finalement, de sorte qu’il n’y en a pas exactement cinquante-deux, mais tout de même de quoi former le cycle des saisons –j’avoue qu’il est amusant de jouer à Venise des Quatre saisons qui ne soient pas de Vivaldi (rires).
Il s’est exprimé à travers des œuvres de chambre, des opéras, des oratorios, mais aussi cet « objet » très personnel qu’il appelle ode-symphonie…
David laisse trois symphonies – écrites un peu à la manière de cette Quatrième Symphonie de Napoléon-Henri Reber qu’on avait exhumée il y a quelques années avec Le Cercle de l’Harmonie et Jérémy Rhorer, c’est-à-dire dans l’après Onslow et l’avant Saint-Saëns – et ce répertoire assez difficile à cerner qu’est l’ode-symphonie. Les puristes diront que ce ne sont pas des oratorios, ce qui est vrai dans le cas du Désert et de Christophe Colomb : on a des structures d’oratorios, avec un ou trois solistes, chœur (uniquement d’hommes pour Le désert) et orchestre, mais des durées qui diffèrent (une heure pour le premier, près du double pour le second) ; les sujets n’empruntent absolument pas au religieux mais invitent au voyage. Ces deux œuvres se situent entre l’opéra en version de concert et l’oratorio profane, avec la particularité de convoquer un récitant. Expérimentée une première fois dans Le désert, l’intervention du récitant est pleinement assumée dans Christophe Colomb, avec des moments toujours dits sur l’orchestre (à aucun moment la narration est laissée sans support musical) et fort soigneusement notés par David. Voilà pour l’ode-symphonie. Mais Félicien David a aussi conçu deux oratorios, Moïse au Sinaï et L’Eden (dont l’orchestration est malheureusement perdue ; on n’en possède qu’une version chant-piano) – contrairement à L’Eden (près d’une heure vingt) Moïse est plutôt court (quarante minutes environ) – : ils n’intègrent aucun récitant et sont clairement des oratorios. On voit bien que Félicien David a essayé de toucher tous les genres lyriques disponibles sous le Second Empire : l’opéra-comique, le grand-opéra, l’ode-symphonie qu’il crée et l’oratorio. Cela dit, l’ode-symphonie n’est pas un genre qu’il aurait imaginé en réaction contre l’opéra ou l’oratorio. Si l’on peut éventuellement considérer que Lélio de Berlioz (1832) fut le modèle de l’ode-symphonie, les suiveurs immédiats du Désert de David (1844) seront Georges Bizet avec son Vasco de Gama (1859), Augusta Holmès avec Lutèce (1877) ou Cécile Chaminade avec ses Amazones (1888) : des œuvres de grand format dont le sujet se passe volontiers dans des contrées lointaines, avec ou sans récitant d’ailleurs, qui, de manière assez évidente, ne relèvent ni de l’oratorio ni de l’opéra.
Comment a-t-on perdu l’orchestration de L’Eden ?
Deux orchestrations d’œuvres de Félicien David ont été égarées : L’Eden et Le saphir. Ayant décidé de programmer Le saphir (5 avril à Venise et 19 juin au Théâtre des Bouffes du nord), nous aurions pu commander une nouvelle orchestration « à la manière de David », ce qui n’est pas forcément difficile à réaliser. Nous avons cependant préféré une version de chambre (pour dix instruments et six chanteurs) qui nous permettra de faire plus facilement circuler l’œuvre en concert. Il fallut renoncer à monter L’Eden qui nécessitait également une réorchestration. Comment perd-on une œuvre ? En fait, David avait lui-même payé l’impression du matériel et des conducteurs, tirés en très peu d’exemplaires. Il aura donc suffit que L’Eden passe de main en main au fil des donations familiales pour qu’il disparaisse. De plus, la partition n’avait pas été déposée… comme beaucoup d’autres à l’époque, ce qui permettait aux éditeurs de se garantir simplement mais sûrement contre le piratage. À l’heure actuelle, un spécialiste américain de David dit n’avoir jamais localisé d’épreuve ou de manuscrit, original ou copié, du matériel d’orchestre de L’Eden.
Le désert est écrit en 1844 et deux ans plus tard est achevé Moïse au Sinaï. Comment le langage de David évolue-t-il de l’une à l’autre de ces œuvres ?
Moïse étant son premier oratorio – qu’on donnera le 26 mars à Sofia, à Clermont-Ferrand le 28 puis à Bucarest les 17 et 18 avril –, Félicien David ne l’a pas pensé comme une suite ou un développement au Désert, voire un Désert amélioré. Et tout le drame est là, précisément : après le succès du Désert les gens sont venus écouter Moïse en pensant rencontrer une œuvre qui irait plus loin, mais ce n’était pas le propos, d’où le four complet qu’on connaît. Il s’en est allé autrement lorsqu’après les créations de plusieurs autres ouvrages, dont Herculanum, Moïse fut redonné quelques années plus tard : dans l’entretemps, le public avait compris qu’il fallait écouter cet oratorio pour ses qualités propres et non y rechercher les ambitions du Désert, de sorte qu’il connut seulement alors quelque succès. En termes d’impact, Le désert fait un triomphe en 1844, Moïse échoue en 1846, et en 1848, conscient de la force de l’ode-symphonie, Félicien David double le format de sa première contribution à ce genre avec Christophe Colomb en quatre parties, qui convoque un récitant, trois solistes vocaux, chœur au grand complet et orchestre, pour environ cent-dix minutes de musique dépeignant le départ en mer, la couleur exotique, etc. C’est un triomphe, dès la création. En ce qui nous concerne, Christophe Colomb sera joué par Les Siècles et François-Xavier Roth à La-Côte-Saint-André au mois d’août, dans la cadre du Festival Berlioz dont il fera la soirée d’ouverture ; des reprises sont prévues à Gand et à Versailles, avec un enregistrement discographique à la clé, bien entendu.
D’où surgit ce Désert ? Qui le commande, où le joue-t-on ?
Félicien David était saint-simonien. Chassé de Ménilmontant avec ses semblables, il partit vivre à Marseille. Puis les saint-simoniens prirent le bateau et accostèrent de l’autre côté de la Méditerranée. De port en port, David passa beaucoup de temps au Caire. On pense que c’est là qu’il nota la plupart de ses inspirations orientalisantes. De retour à Paris à la fin des années trente, il enseigne le piano chez des particuliers et se fait connaître dans les salons pour lesquels il compose ses mélodies. Toute sa musique pour piano y est jouée, dont les Mélodies orientales qui auront un grand succès, plus tard reprises dans un recueil plus abouti encore, titré Brises d’Orient (reprise textuelle des Mélodies orientales auxquelles viennent s’ajouter de nouvelles pièces). Ces œuvres font de David un premier coloriste salonard, pour ainsi dire. Ses amis saint-simoniens le poussent à exploiter dans un opus plus ambitieux cette veine orientalisante qu’on lui reconnaît et dont on s’engoue, et pour ce faire vont l’aider : ils lui assureront de quoi vivre en composant et se mobiliseront pour accompagner la création d’une « claque », organisée en bonne et due forme. Le musicien bénéficie donc là d’un soutien économique et d’une présence précieuse pour confirmer, sinon inviter, le succès. Le désert est alors créé au Théâtre Italien, puisqu’entre les représentations lyriques s’y donnaient des concerts. Ces mêmes saint-simoniens n’étant guère disposés à l’abandonner de sitôt, ce sont eux encore qui l’aideront financièrement afin qu’il composât Herculanum.
Et comment arrive Moïse au Sinaï ?
Cet oratorio sera créé à l’Opéra de Paris, mais sans commande des lieux, vraisemblablement. Tout donne à penser que l’Opéra a été loué, comme cela se faisait à l’époque, afin d’y jouer la nouvelle œuvre. Il faut savoir qu’entre le compositeur et l’éditeur les droits du Désert avaient été préalablement fixés très bas, de sorte qu’avec le succès David essaya de les renégocier ; l’affaire prend tournure de litige qui mène à un procès assez important à l’issu duquel le compositeur n’obtient pas ce qu’il souhaite. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il loue la salle en espérant réitérer l’heureux événement que fut Le désert et faire recette. Et là, catastrophe : le public boude Moïse.
Du Désert à Christoph Colomb, qu’est-ce qui a évolué ?
Sans être déjà « impressionniste », Le désert impose un statisme troublant. Les airs du ténor sont des complaintes, la Marche de la caravane marche très lentement, vient de très loin et part plus loin encore, les quatre premières pages du récitant sont dites sur une pédale de quintes à vide avec des cors qui s’ajoutent après vingt mesures et d’autres au bout de soixante, bref : Félicien David ose dans Le désert un statisme étonnant que l’époque associe à la contemplation. Bien évidemment, reprendre ces procédés n’était pas possible dans une œuvre comme Christophe Colomb dont le sujet est différent, qui plus est s’agissant d’un format de près de deux heures qui occupera toute la soirée à lui seul. À la suite des interventions de Dieu dans Moïse au Sinaï, Christophe Colomb passe clairement au style opératique.
Est-ce à partir de Christophe Colomb que David se mesure à l’opéra ?
Oui, et c’est assez logique, car de même qu’on peut considérer Moïse au Sinaï comme une étude pour Christophe Colomb, Christophe Colomb est une étude pour Herculanum. Félicien David se lance dans le grand genre lyrique en 1859 avec Herculanum où l’on trouve encore des moments méditatifs, de fort belles rêveries, mais qui contrastent avec des passages violemment théâtraux, voire frénétiques, où retentit le tam-tam de Satan. À l’inverse des précédentes œuvres, Herculanum est véritablement une commande de l’Opéra de Paris, aucun doute là-dessus. Nous en confions la recréation à Hervé Niquet dans quelques jours à l’Opéra Royal (Château de Versailles), à la tête du Vlaams Radio Koor et du Brussels Philharmonic. En 1862 arrive Lalla-Roukh, dont nous parlions plus tôt, et au milieu des années soixante viendra Le saphir, l’opéra-comique qui sera la dernière œuvre représentée de Félicien David. Il avait commencé d’autres ouvrages, dont La captive, donné après sa mort.
Avec Herculanum commandé par l’Opéra, David peut-il se passer de l’aide des saint-simoniens ?
Pas de tout. Il faut savoir que l’Opéra de Paris n’honore le montant prévu à la commande qu’après la création, donc Félicien David doit non seulement avoir de quoi vivre durant le temps que lui prendra la composition des quatre actes d’Herculanum, mais encore faire copier à ses frais tout le matériel en vue de son exécution. Là encore, ses amis saint-simoniens feront le nécessaire. Ce n’est qu’après le succès d’Herculanum que l’Opéra Comique lui commande Lalla-Roukh (1862), La captive (1864) et Le saphir (1865), et c’est seulement à partir de ces années-là que David entre dans un certain cénacle où on lui demande des œuvres pour lesquelles il n’aura plus besoin de financier quoi que ce soit. On peut dire qu’avec Lalla-Roukh qui sera également un grand succès, Félicien David est désormais un compositeur « installé ». Malheureusement pour lui, après Le désert, Herculanum et Lalla-Roukh, il ne réussira plus à faire événement. La fin de sa vie est donc plutôt triste.
Que dire d’Herculanum ?
Dans La muette de Portici d’Auber (1828), on est tenu en haleine par l’imminence de l’éruption du Vésuve, mais elle finit si court qu’elle laisse sur sa faim. À l’inverse, la terre tremble dès le premier acte d’Herculanum et n’aura de cesse de trembler toujours plus ; l’ouvrage nous plonge dans un véritable péplum de grand format.
Trembler, dites-vous… Le théologien dit « trembler c’est voir Dieu » !...
Votre remarque est très intéressante car dans ces années-là le Second Empire tente de rechristianiser les foules. La commande de l’Opéra répond à un cahier des charges fixé par le ministère et dont le but est clairement de rechristianiser le parisien moyen, dans un premier temps, avec des œuvres qui par la suite pourront également apporter la bonne parole dans les maisons de province.
Le rapport à la religion est donc important, mais il n’est pas simpliste : avec Herculanum on ne peut pas se dire que le Vésuve est une punition que Dieu afflige aux Romains décadents, engloutis sous les cendres et la lave, tandis que les chrétiens seraient sauvés. Cette vision est bel et bien dans une scène de l’Acte II où, s’apprêtant à violer la malheureuse chrétienne, le Proconsul est foudroyé par la main de Dieu. Devant tant d’artifice divin, la victime s’évanouit, et voilà que la terre tremble. Alors qu’on s’attend à entendre la parole de Dieu, c’est Satan qui surgit. Dans un récitatif bien troussé, avec de copieux coups de tam-tams, Satan dit qu’il prendra le premier qui passe pour se réincarner. Trouvant une magnifique dépouille de Proconsul à ses pieds, il s’y réincarne au final du II. Évidemment, les personnages vont croire qu’il s’agit toujours du Proconsul, de sorte que l’intrigue se complique à souhait ! Lorsque le Vésuve explose à la fin de l’opéra, c’est Satan qui menace l’humanité pécheresse au grand complet, chrétiens comme Romains. Le dernier vers sauve la morale : au plus fort du désastre, les deux chrétiens tombent à genoux et meurent ensemble en disant « ce n’est pas la mort, c’est le Ciel, c’est la vie ». Au moment de l’écroulement général, une didascalie indique que les âmes de Lilia et d’Hélios s’élèvent vers les Cieux. Il faut donc comprendre que Satan détruit toute l’humanité mais que les chrétiens ont tout de même droit au Ciel – en ce qui nous concerne, de monter au la tenu (rires) ! Ici, le volcan n’est donc pas Dieu mais Satan, et son éruption n’est pas la punition divine mais une malédiction diabolique de toute l’humanité.
Pourquoi Félicien David ne connaîtra-t-il plus le succès ?
Parce qu’il est un compositeur de transition qui nous fait passer de Meyerbeer pour le grand-opéra et Aubert pour l’opéra-comique aux genres réformés de l’opéra plus lyrique qu’illustreront Gounod, Bizet, Massenet et le dernier Ambroise Thomas. Herculanum mélange styles français et italien, des airs à vocalises pour certains rôles et rigoureusement prosodiés pour d’autres ; bref l’éclectisme du grand-opéra, mais avec la volonté d’un chant continu, un mélodisme qui déjà est celui de Faust ou du premier Massenet. Herculanum tire la leçon des grands Verdi tout en étant assez visionnaire d’une certaine modernité, mais quand une vingtaine d’années plus tard on entend Le roi de Lahore, il sonne déjà un peu vieillot, avec ses cabalettes trop tranchées alors vues comme rétrogrades.
Après les représentations de sa création, Herculanum ne fut plus repris à l’Opéra. Pourquoi ?
Tout simplement à cause d’un problème de voix. L’Opéra de Paris avait alors détaché du Théâtre Italien le grand mezzo Adelaide Borghi-Mamo (1826-1901), sous contrat. Pour cette chanteuse furent écrites sur mesure des parties de mezzo vocalisant – ce qu’on appellerait aujourd’hui un contralto rossinien ; c’est La magicienne d’Halévy, par exemple. C’est pour elle que Félicien David a conçu l’Olympia d’Herculanum, un rôle post-Cenerentola qui convient parfaitement à Karine Deshayes. Mais – c’est bien connu ! – ces grandes dames se fâchent vite avec les directeurs, de sorte qu’un beau jour Mme Borghi-Mamo a quitté l’Opéra. Pour le répertoire tout spécialement écrit pour sa voix, aucune doublure n’était envisageable. Une Rosine Stoltz (1815-1903), par exemple, n’aurait pu l’y remplacer : elle était un parfait mezzo di forza mais non de vocalisation. Il n’existait donc personne à qui confier ces rôles, si bien qu’avec le départ de Borghi-Mamo on les enterra. Herculanum est mis en carton : ainsi, malgré le succès qu’elle avait rencontré, l’œuvre ne fit plus jamais parler d’elle.
À Venise, du 5 avril au 17 mai, le Palazzetto Bru Zane proposera un festival Félicien David, de Paris au Caire. Qu’y pourra-t-on entendre ?
Nous profiterons de notre salon pour jouer la musique de chambre de David. Ses trois quatuors à cordes y seront donnés, avec l’unique mouvement achevé du quatrième. Il y aura aussi deux des trois trios, un choix de pièces pour piano, des extraits des Quatre saisons pour quintette – on ne peut pas jouer tout car le cycle complet, qui n’est d’ailleurs pas prévu comme un tout pour le concert, occuperait au moins deux heures et demi –, et encore quelques mélodies, mises en contexte avec le tout jeune César Franck, avec Berlioz et le premier Gounod. Le menu est donc assez complet et permettra de se faire une idée pertinente de l’écriture chambriste de ce compositeur. Sans oublier Le saphir qui ouvre le bal à la Scuola Grande di San Rocco, de même qu’il conclura le Festival Palazzetto Bru Zane au Théâtre des Bouffes du nord (Paris), en juin.