Chroniques

par bertrand bolognesi

Hanns Eisler
Ernste Gesänge – Klaviersonate Op.1 – Lieder avec piano

1 CD Harmonia Mundi (2013)
HMC 902134
Hanns Eisler | pièces variées

Bien qu’issu d’une famille fortunée de Vienne, le fils du philosophe Rudolf Eisler tournerait le dos à la culture bourgeoise héritée d’un grand-père marchand avisé. Le premier père de substitution d’Hanns Eisler fut incontestablement Arnold Schönberg dont il est l’élève admiratif et doué… jusqu’à ce que son indépendance d’esprit et une inscription toute naturelle dans les questions que se posaient alors sa génération l’éloigne du maître. En 1925, à vingt-sept ans, il quitte Leipzig, sa ville natale, pour Berlin, considérée dans ces années-là comme la capitale de la modernité. La rencontre avec Bertolt Brecht vient cristalliser son souhait de penser un art destiné au peuple plutôt qu’à la classe dominante. Aux côtés du dramaturge l’on sait ensuite l’engagement politique du musicien – à l’instar de sa sœur Ruth et de son frère Gerhart, très impliqués dans les partis communistes autrichiens et allemands : ainsi les petits-enfants du riche Ferdinand (qui menait grand train à Paris dans les années 1860) reniaient-ils cette origine, plaçant leur pensée dans un élan de justice sociale transmis par Ida, leur mère (il n’est sans doute pas indifférent que Ruth ait décidé de s’appeler Ruth Fischer plutôt que Ruth Eisler).

Le présent CD nous propulse d’emblée en 1962 : trente-sept ans après sa première installation à Berlin, Hanns Eisler est citoyen de la RDA, où il ne se plait guère. Après l’enthousiasme grisant des premiers pas dans le théâtre avec le féroce Bavarois, la montée du nazisme, l’exil, la côte californienne et sa colonie d’intellectuels allemands et autrichiens, puis la commission d’enquête étatsunienne qui le chasse du territoire en 1948 [lire notre chronique du 15 décembre 2013], confronté à un communisme répressif l’homme perd de ces « humour et sagesse » soulignées par Brecht [in Journale-Amerika (1941-1947), Bertolt Brecht Erben 1973]. Les révélations du fameux Rapport Khrouchtchev (à la suite du XXe Congrès du Parti Communiste d’URSS, 1956) ont définitivement raison de sa belle humeur : quelques mois avant de mourir il livre ses Ernste Gesänge, chants « sérieux », donc, car il n’est plus temps de rire.

L’Ensemble Resonanz – dont ces pages évoquèrent il y a peu le concert parisien [lire notre chronique du 22 février 2014] – montre un Eisler sensible et concentré, tourné vers un passé d’avant l’ardeur révolutionnaire : le cycle emprunte principalement aux anciens Hölderlin et Leopardi, à l’aîné Berthold Viertel, les vers du jeune Stephan Hermlin et la référence à un récit d’Helmut Richter faisant exception. Si nous avons parfois exprimé des réserves quant à l’art de Matthias Goerne, force est de reconnaître l’indéniable talent qu’il met ici au service des Ernste Gesänge für Instrumentalensemble und Bariton. Peu convaincant dans Vorspiel und Spruch dont on retient surtout l’inflexion infiniment recueillie de la partie instrumentale, il magnifie d’une tendresse indicible, comme du bout des lèvres, le débit extrêmement rapide d’Asyl à la nostalgie méandreuse. Au bondissement dramatique de Verzweiflung succède le flottant Sprechgesang d’Hoffnung, sorte de récitatif accompagné conclu par un postlude de cordes qui se souvient de Berg. Longue phrase unique sur un battement discrètement angoissé, XX. Parteitag dit à deux reprises un « vivre sans peur » qui laisse songeur. Après le lyrisme schumanien de Komm ins Offene, Freund !, l’irrésistible douceur de l’Epilog conduit vers une lumière quasiment straussienne, brutalement interrompue – nul espoir. On ne se lasse pas de réécouter le motif syncopé et l’étrange surplace de Traurigkeit (troisième Lied du cycle).

Cet album remonte le temps. En 1942, Eisler vit à Los Angeles, comme Schönberg (avec lequel il se réconcilie), Paul Dessau et nombre d’exilés, dont Brecht, bien sûr – « quand je vois Eisler, c’est un peu comme si, trébuchant dans une foule quelconque, le cerveau embrumé, je m’entendais interpeller tout à coup par mon ancien nom » [traduction de Philippe Ivernel, L’Arche, 2014]. Outre d’écrire pour le cinéma, en éternel amoureux de la voix [lire nos chroniques du 24 janvier 2008 et du 10 mars 2007] il y composera une cinquantaine de mélodies, réunies sous le titre Hollywooder Liederbuch [lire notre critique du CD]. Beaucoup mettent en musique des poèmes de Brecht (parfois légèrement modifiés par le musicien), mais on y rencontre également Eduard Mörike et Heinrich Heine. Le CD propose quatorze de ces pièces dont la marque de fabrique est assurément le débit très rapide et le délicat effleurement qui met à distance le drame pour le rendre d’autant plus prégnant. Ainsi Die Flucht s’élève-t-il jusqu’au désespoir quand un Lied d’amour schubertien est adressé à… un poste de radio (An den kleinen Radioapparat) ! Un monde de contrastes qui nous est offert : le pastoral Frühling s’effondre dans un terrible « Hoffen », la sicilienne indolente (Die Landschaft des Exils) est tuée par un piano nauséeux (« messager du malheur »), l’onctuosité déconcertante de Die Heimkehr à la vocalité heureuse oppose un romantisme désuet à l’atrocité du texte. Ainsi est-ce dans le fossé du dire et du sens que l’émotion trace son chemin – caresse insupportable de Speisekammer 1942 –, par-delà la pirouette espiègle (Der Kirschdieb) ou la prière introspective (Über den Selbstmord). À l’inverse d’In der Frühe (Mörike) presque jazzy, Eisler renoue avec un ton dix-neuviémiste pour Verfehlte Liebe (Heine), tout en inscrivant chaque conclusion de strophe dans son « aujourd’hui ».

Appréciée dans ses Lieder, la fascinante clarté du pianiste Thomas Larcher se confirme dans la Sonate Op.1 de 1923, dédiée à Schönberg. De fait, l’Allegro vient de là. Tout en rendant parfaitement compte de la belle énergie qui traverse ce mouvement, l’interprète tisse son chant dans une passionnante dynamique. Après un final endiablé, l’indolence boiteuse de l’Intermezzo médian annonce les marches à venir de Kurt Weill. La brève fugue atonale du Finale est enlevée de main de maître dans une urgente virevolte.

Une plongée dans le tout début des années trente referme ce programme. Pour la pièce de Brecht Die Rundköpfe und die Spitzköpfe, Hanns Eisler produit deux « chansons ». Ballade vom Wasserrad alterne récitatif goguenard, refrain en ballade fébrile et transition pianistiques savantes. L’accompagnement est nettement plus travaillé chez Eisler que chez Weill (et surtout Dessau, le moins évolué des trois), comme en témoigne Lied von der belebenden Wirkung des Geldes où Matthias Goerne développe la morgue attendue sans dénaturer sa voix. En 1932 sortait sur les écrans allemands Kuhle Wampe de Slátan Dudow sur un scénario de Bertolt Brecht, film aussitôt censuré. Son célèbre Solidaritätslied conclut un album des plus attachants.

BB