Chroniques

par bertrand bolognesi

Hanns Eisler et Kurt Weill par les musiciens
de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Haute-Normandie

Opéra de Rouen Haute-Normandie / Théâtre des arts
- 15 décembre 2013
le compositeur Hanns Eisler et le dramaturge Bertolt Brecht à Berlin en 1959
© dr | eisler et brecht en mars 1950

Plusieurs compositeurs gravitèrent autour de Bertolt Brecht, des premiers coups d’envois munichois jusqu’au Berliner Ensemble. Cette matinée chambriste se concentre sur deux d’entre eux, le bien connu Kurt Weill et le plus rare Hanns Eisler. Durant les années d’exil, le premier s’était déjà plusieurs fois brouillé avec l’homme de théâtre vénal et injuste, la rupture définitive survenant à la fin des années quarante à propos de droits d’auteurs (une action en justice fut lancée par le musicien, interrompue par sa mort brutale en 1950). En revanche, Brecht et Eisler se sont énormément fréquentés aux USA, ainsi que Paul Dessau et Arnold Schönberg que le dramaturge n’appréciait pas.

Il est probable que l’aversion de Brecht pour Schönberg ait eu pour ancrage le fait que ce dernier comptât beaucoup pour Eisler qui le connaissait depuis qu’en 1919, à l’âge de vingt-et-un ans, il en fût l’élève à Vienne, quatre années durant. Le jeune Saxon (né à Leipzig cinq mois après que Bertolt fut né à Augsbourg, en 1898) vouait une grande admiration pour son maître et lui était redevable à bien des égards, qu’il s’agisse de révélations esthétiques ou de coups de pouce non négligeables (Schönberg avait œuvré auprès des éditions Universal pour qu’elles publient la musique d’Eisler, par exemple, ce qui fut fait dès 1923). Sentant bien que son musicien préféré aurait pu lui échapper dans ce respect, Brecht ne s’est pas privé d’âprement moquer le quintette de 1941, Vierzehn arten, den Regen zu beschreiben (Quatorze manières de décrire la pluie), écrit pour le soixante-dixième anniversaire du maître – un hommage passionnant via l’instrumentarium de Pierrot lunaire et une symbolique chiffrée dans l’architecture des motifs.

En 1925, Hanns s’installe à Berlin, alors considéré comme capitale de la modernité. C’est là qu’il fait la connaissance de l‘écrivain anarchiste Ernst Toller, puis de Brecht, en 1929, alors même qu’il s’ingénie à infiltrer le milieu ouvrier révolutionnaire par une musique nouvelle qu’il proclame libérée des scléroses bourgeoises – les événements spartakistes ont à peine six ans, rappelons-le. En cela, l’artiste partageait l’engagement politique de ses sœur et frère ainés, Elfriede et Gerhart : l’un fut un agent communiste très actif, tandis qu’après avoir été l’un des principaux acteurs de la création du Kommunistische Partei Deutsch-Österreichs (Parti communiste austro-allemand) l’autre était députée socialiste indépendante au Reichstag (on la connaît sous le nom de Ruth Fischer qu’elle choisit en 1919).

Après 1933, Eisler voguera ici et là (Londres, Prague et Paris, tout en effectuant quelques séjours chez son ami Brecht, au Danemark et en Suède). Durant les années étatsuniennes, une sorte de « cercle berlinois » élargi se retrouve presque quotidiennement pour deviser, projeter, commenter, inventer. Ainsi Eisler, qui travaille pour le cinéma, rencontre-t-il Chaplin en 1942 avec lequel seront échafaudées plusieurs collaborations. Si le film Barbe-Bleue imaginé en 1945 ne verrait jamais le jour, les esquisses musicales pour Circus formeront en 1947 une suite en septuor, à l’instar du Nonette n°2 tiré six ans plus tôt de la musique de The forgotten village (John Steinbeck et Herbert Kline) et du Septuor n°1 sous-titré Kinderszenen, Variation über amerikanische Kinderlieder qui, en 1940, puisait sa matière dans la partition écrite pour A child went forth, documentaire de Joseph Losey.

De ces deux œuvres, les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Haute-Normandie livrent une interprétation enjouée qui décline un bel éventail dynamique. Comme Korngold dans un contexte comparable, Eisler utilise ses trouvailles pour le septième art dans sa production seria. En champion de la miniature, il y recourt à un dodécaphonisme « à visage humain », pour ainsi dire, qui occasionne des croisées consonantiques (comme dans la Sonate pour piano Op.6 n°2 de 1925, par exemple). Au fil des neuf mouvements aphoristiques du Septuor n°1, on retrouve la séduisante légèreté de ton qui caractérise la manière d’Eisler. Quelques chansons enfantines nord-américaines se laissent identifier, mais aussi des emprunts classiques – le Papageno de Mozart en est, ainsi que le cordonnier de Wagner, Aida (Verdi), Guillaume Tell (Rossini), etc. – qui sont autant de private jokes se référant à des projets hollywoodiens avortés qui impliquaient Brecht. Fraîcheur communicative du premier Allegretto, puis optimisme désuet clignant ironiquement de l’archet vers un son viennois (Allegro assai), belle envolée d’une série non-transposante à l’alto (Allegretto moderato), humour nimbé d’une couleur jazzy (Frisch), imitation de banjo, élégie, chansons et danses (Allegretto puis Andante. Comodo), enfin tendre deploratio donnée dans une nuance subtile (Andante final).

Ces deux opus usent un même principe de suspension du geste en fin de chaque mouvement qui accentue un côté « fragrance » rejetant tout développement. Du Septuor n°2 nous goûtons le semi-tango (Allegretto), la souplesse gracile (Con moto. Andante. Allegretto, gentils mais jamais mièvres), la brève invitation à la danse (Andante. Allegro), un lyrisme venu de Berg (deuxième Allegretto), le contraste absolu de la danse syncopée (avant-dernier mouvement), enfin l’énergie « bonhomme » des multiples citations du final. Outre l’initiative de jouer ces œuvres, saluons une exécution soignée et parfaitement probante par les violonistes Tristan Benveniste et Elena Pease, Stéphanie Lalizet à l’alto, Hélène Latour au violoncelle, Kouchyar Shahroudi (flûte), Naoko Yoshimura (clarinette) et Batiste Arcaix (basson).

Au centre, nous entendons le Quatuor à cordes en si mineur Op.8 n°2 de Kurt Weill (1923) dont l’Introduktion dessine le chant du premier violon (Tristan Benveniste) sur l’austère marche de ses trois partenaires. Après cette mélodie dolente, l’agressif Scherzo demeure trop timide. Plus probante, la Choralphantasie évolue dans une veine élégiaque que creuse le Recitativo. Avouons que plus de brio ne nous aurait point cassés les pieds…

Hanns Eisler est assurément l’homme de l’exil, ce que ne laisserait deviner sa manière enlevée d’un ton souvent léger – à la récitante Claire Chaufour rappelons qu’au tout début des années trente il composa une Petite musique pour évacuer les humeurs sentimentales… Exilé intellectuel plein d’espoir dans la seconde moitié des années vingt à Berlin, exilé de sa famille d’élection au même moment puisque Schönberg le rejette temporairement pour son adhésion au communisme, exilé par le nouveau régime nazi dès 1933 – communiste et juif, il collabore avec Brecht, pensez !... Mais encore exilé des États-Unis en 1948 par les conclusions d’une des fameuses commissions d’enquête pour activités anti-américaines, procès où sa sœur Ruth Fischer témoigna contre son frère Gerhart dont elle a dit « je le considère comme un terroriste extrêmement dangereux » – Charlie Chaplin aurait commenté ces mystères familiaux d’un « chez les Eisler, les rapports entre parents ressemblent à ceux qui règnent dans les tragédies de rois chez Shakespeare » (in Hans Magnus Enzensberger, Hammerstein ou l’intransigeance, 2008). Eisler retourne en Europe et s’installe à Berlin où les autorités de la RDA le soumettent à un nouvel examen politique avant de finalement le promouvoir au rang de compositeur officiel : lui sont confiées une classe de composition à la Hochschule für Musik (à laquelle on donne son nom) et l’écriture d’Auferstanden aus Ruinen, l’hymne national est-allemand. Pourtant, il déprime profondément, littéralement rompu, ayant perdu toute joie de vivre – exilé de l’humeur. Après la mort de celui qui, dans son Journal d’Amérique (L’Arche Éditeur, 2013), écrivait « Eisler, toujours le même en humour et en sagesse » (20 avril 1942), il conçut encore quelques « musiques utilitaires » (comme il disait avec fierté) pour le cinéma et acheva la fameuse Deutsche Sinfonie Op.50 [lire notre critique du CD], avant de s’éteindre en 1962.

BB