Chroniques

par bertrand bolognesi

Gottfried Huppertz
Die Nibelungen

1 CD Pan Classics (2016)
PC 10346
Strobel joue Die Nibelungen, la musique de Huppertz pour le film de Lang

Bien que né à Cologne (1887), c’est dans Berlin, alors capitale de la modernité, que Gottfried Huppertz révèle son talent. De dons il ne manque certes pas, comme le démontrent des débuts assez faciles en tant que musicien de théâtre et chanteur d’opérette. Ayant étudié le piano, la composition, la direction d’orchestre et travaillé sa voix, c’est pourtant dans le domaine du cinéma qu’il s’épanouit, grâce à l’aide du comédien Rudolf Klein-Rogge, son aîné de deux ans (lui aussi né à Cologne) – ils sont devenus bons camarades à l’occasion des spectacles joués ensemble à la Neues Schauspielhaus de la Nollendorfplatz.

Nous l’avons tous en mémoire, le visage de cet ami, pour l’avoir vu dans plusieurs films de Fritz Lang : il joue Wil dans Das wandernde Bild (1920), Hehler dans Kämpfende Herzen (1921), Girolamo dans Der Müde Tod (1921), mais surtout l’inquiétant et célèbre Docteur Mabuse (Dr. Mabuse, der Spieler, 1922 ; Das Testament des Dr. Mabuse, 1933), avant d’être l’inventeur Rotwang de Metropolis (1927). Après sept ans de vie conjugale, Klein-Rogge se sépare de la scénariste Thea von Harbou qui, dès 1922, épouse Fritz Lang. Demeurés en bonne intelligence, c’est elle qui favorise les collaborations entre l’acteur et le cinéaste auquel elle présente bientôt l’ami Gottfried. Ainsi Huppertz entre-t-il dans le Septième Art par les petits rôles que lui confie le Viennois.

Thea et Fritz imaginent de réaliser un film à partir de la légende du Nibelung. C’est la saga nordique qui intéresse la scénariste, et non le Ring wagnérien. Gottfried est compositeur : ils lui commandent une musique originale pour Die Nibelungen qui occupera deux ans de travail avant que ses deux actes, de deux heures et quart chacun, gagnent la toile. D’abord Siegfrieds Tod, le 14 février 1924, dans une course folle, puisque l’auteur livre les bobines à la dernière minute, ce qui impose une synchronisation improvisée à Ernő Rapée (chef et pianiste hongrois d’origine estonienne qui s’installera définitivement aux USA en 1926) ; enfin Kriemhilds Rache dont la première a lieu le 26 avril, de plus sereine manière. Ne comptant alors à son actif que quelques pages chambristes et ses essais d’étudiant, Huppertz se surpasse en écrivant rien moins que cinq heures de musique symphonique pour ce long film.

Même si l’on remarque l’usage de Leitmotive – voilà qui n’est assurément pas propriété privée de l’illustre Saxon –, Huppertz s’est ingénié à créer ex nihilo une œuvre qui s’évertue à ne rien devoir à Wagner. Certes, elle est de son époque, et bien des élans rappellent Richard Strauss, y compris dans le muscle de l’orchestre, les passages plus mystérieux convoquant Debussy. La vengeance de Kriemhild recourt plutôt aux procédés de Mahler, intégrés à une veine volontiers orientaliste. Malgré cette facture personnelle, et bien que Fritz Lang la considère comme partie inséparable de ses Nibelungen, les salles étatsuniennes prirent licence d’oublier cette musique et d’accompagner le film par des tissages plus ou moins heureux des thèmes de la Tétralogie.

Il y a près de dix ans, nous découvrions la version d’Huppertz lors d’une projection parisienne que dirigeait Frank Strobel [lire notre chronique du 3 novembre 2007]. Conservée à la Deutsche Kinemathek, la partition demeurait cependant incomplète. Le compositeur Marco Jovic fut sollicité par l’Europäische Filmphilharmonie (fondée en 2000 par Strobel lui-même) pour reconstituer l’orchestration à partir de la réduction pour piano. La résurrection des Nibelungen de Gottfried Huppertz en ciné-concert eut lieu au printemps 2010 à la Deutsche Oper (Berlin) par l’Hessischer Rundfunk Sinfonieorchester Frankfurt dirigé par Frank Strobel (décidément le maître d’œuvre de cette belle aventure), avec le film restauré en 2009 par Anke Wilkening de la Fondation Murnau. Quelques semaines plus tôt, l’équipe l’enregistrait à la Sendesaal de la radio hessoise, ce qui nous vaut d’en pouvoir entendre aujourd’hui onze chants traversés par une surprenante expressivité épique.

Huppertz ne s’en tint évidemment pas à ce grand succès.
Outre celle de Metropolis, il écrivit encore de la musique de cinéma – pour Arthur von Gerlach (Zur Chronik von Grieshuus, 1925), Franz Osten (Der Judas von Tirol, 1933), Thea von Harbou (Elisabeth und der Narr et Hanneles Himmelfahrt, 1934), Herbert Selpin (Der grüne Domino, 1935) et Johann Alexander Hübler-Kahla (Durch die Wüste, 1936, première adaptation de Karl May à l’écran) –, avant que lâche son cœur (7 février 1937).

BB