Chroniques

par michel slama

Fromental Halévy
La reine de Chypre

1 livre-disque 2 CD Ediciones Singulares (2018)
ES 1032
Hervé Niquet joue La reine de Chypre (1841), opéra de Fromental Halévy

Dixième ouvrage lyrique de Fromental Halévy, La reine de Chypre est un grand opéra à la française tel qu’on l’appréciait dans la première partie du XIXe siècle. Créé le 22 décembre 1841, salle Le Pelletier, il reste l’opéra du compositeur le plus apprécié, après La Juive [lire nos chroniques des productions de Vienne, d’Anvers et de Lyon] qui seule s’est maintenue au répertoire. En son temps, l’œuvre eut un grand succès, auprès de Richard Wagner surtout, qui fut dithyrambique, et d’Hector Berlioz, tous deux prédisant un succès qui égalerait celui de La Juive. Malgré ses qualités musicales et théâtrales indéniables, La reine de Chypre ne tint guère ses promesses et ne réussit pas à se maintenir à l’affiche parisienne et internationale. Preuve du succès en son temps, le livret célébré par Wagner donna lieu à trois autres compositions dont la seule qui ait survécu est Caterina Cornaro de Gaetano Donizetti, en 1843 [lire notre chronique du 22 juillet 2014], ressuscitée dans les années soixante-dix par Monserrat Caballé et Leyla Gencer.

C’est pourquoi nous étions impatients d’assister à la résurrection de cet opéra, concoctée par les équipes du Palazzetto Bru Zane qui continuent à œuvrer pour la défense de l’opéra romantique, pour notre plus grand plaisir. Cette fois, le sort s’ingénia à contrarier ce projet, à tel point qu’on se demanda jusqu’au dernier moment si les concerts qui préludent toujours aux enregistrements de l’institution vénitienne pourraient avoir lieu.

Le rôle de l’amant éconduit, Gérard de Coucy, avait été distribué à Marc Laho qui dut y renoncer. Appelé à son secours, Cyrille Dubois assura les répétitions mais, très souffrant, abandonna le jour même du concert au Théâtre des Champs-Élysées. Son rôle fut repris in extremis par Sébastien Droy qui, n’ayant pas la tessiture et découvrant la partition, fit ce qu’il put... et permit tout de même qu’on assistât à la représentation et que l’on découvrît enfin la partition oubliée. Le présent enregistrement reprend donc l’exacte distribution du concert, mais avec Cyrille Dubois à la place de Sébastien Droy.

L’intrigue se situe entre Venise et Chypre au XVe siècle. À la Sérénissime, Andrea Cornaro a promis sa nièce Caterina à Gérard de Coucy, un chevalier français. La raison d’État le contraint à revenir sur sa promesse : il force sa nièce à épouser le roi de Chypre. Mocénigo, le méchant, exige de Caterina qu’elle éconduise durement son fiancé Gérard. Mais celui-ci n’a pas dit son dernier mot et arrive à Chypre bien décidé à empêcher le mariage. Alors que Mocénigo essaie de l’assassiner, il est sauvé par Jacques de Lusignan, le roi de Chypre en personne. Sans révéler leurs identités, les deux hommes sympathisent. Aux noces de Caterina et Jacques, Gérard veut exécuter le roi qui n’est autre que Jacques. Les deux amis se reconnaissent alors. Par intervention royale, le chevalier échappe à la mort ; il est emprisonné. Deux ans plus tard, le roi se meurt, empoisonné par les Vénitiens qui sont dénoncés par Gérard, habillé en chevalier de Malte. Caterina et Gérard se battent alors contre eux qui veulent s’emparer de Chypre. Sur son lit de mort, le roi légitime Gérard pour le remplacer et épouser Caterina.

Le couple formé par la reine Caterina et son soupirant de Coucy domine la distribution. Compte tenu de la personnalité jalouse et explosive de Rosine Stolz, la créatrice du rôle, Halévy se garda bien de faire de l’ombre à la diva : il n’y a donc aucun autre rôle féminin ! À l’image de la Madama de Puccini, elle est omniprésente tout au long de l’opéra. D’après la partition, il s’agirait d’un contralto. Rosine Stolz avait triomphé dans La favorite (Donizetti), mais aussi dans les emplois de Cornélie Falcon, célèbre mezzo qui perdit la voix vers 1840. Elle interprétait ainsi Valentine (Les Huguenots), Rachel (La Juive), Anna (Don Giovanni) et même la très colorature Agathe (Der Freischütz)… Il est donc difficile de se faire une idée de son réel format. Gérard de Coucy fut, quant à lui, créé par le grand ténor Gilbert Duprez. Le rôle du soupirant est très exigeant vocalement. Si la Stolz remplaça la Falcon, Gilbert Duprez remplaça le ténor le plus célèbre de l’époque, Adolphe Nourrit. Duprez fut le premier chanteur à émettre un contre-ut en voix de tête dans l’air Asile héréditaire de Guillaume Tell (Rossini). On ne compte pas les prises de rôles prestigieuses qu’il réussit : Les Huguenots, Robert le diable (Meyerbeer), La muette de Portici (Auber), Otello (Rossini), Jérusalem (Verdi), Benvenuto Cellini (Berlioz)… Pour Cyrille Dubois, c’était donc une gageure en forme de défi qu’un Michael Spyres aurait relevé sans difficulté. Mais son engagement et sa bravoure, sa parfaite diction et son charisme élégiaque ont triomphé de nos doutes. Véronique Gens sait mettre à profit l’évolution de sa voix. À présent, elle possède un grave étoffé et facile, sans entamer pour autant son chaleureux médium et des aigus intacts. Elle compose une reine héroïque et intraitable, entre suaves cantilènes et imprécations terribles à l’égard de l’odieux manipulateur vénitien Mocénigo, ici campé avec une pointe d’humour par Éric Huchet.

On regrette qu’à l’excellent Étienne Dupuis, qui interprète avec style et élégance Jacques de Lusignan, l’ouvrage ne confie pas une partie plus étoffée et plus présente. Halévy devait déjà concilier ses deux vedettes, Stolz et Duprez. Le grand baryton Paul Barroilhet, créateur de ce rôle, était, certes, aussi connu que ses collègues mais semblait avoir moins d’égo qu’eux : ceci expliquerait la relative faiblesse vocale du personnage. Les autres sont fort bien tenus, entre autres Christophoros Stamboglis en Cornaro, l’oncle de Catherine.

À la tête de l’Orchestre de Chambre de Paris et du Vlaams Radiokoor, Hervé Niquet offre une direction précise et romantique, alliant drame et passion. Le chœur flamand, particulièrement sollicité aux Actes IV et V, répond à merveille aux exigences de la partition. Comme toujours, l’objet bilingue élaboré par le Palazzetto Bru Zane est une merveilleuse source de réflexions, avec ses chapitres particulièrement documentés et pertinents, présentant le livret intégral en français et traduction anglaise. Un nouvel opus indispensable de la collection des livres-disques PBZ !

MS