Dossier

dossier réalisé par gilles cantagrel
bucarest – septembre 2009

Festivalul Internaţional George Enescu
vivre à l’heure musicale roumaine

L'Ateneul Român, salle des concerts philharmoniques de Bucarest
© gilles cantagrel, ateneul român

Sait-on qu'en Moldavie, aux confins de l'Ukraine, le petit village de Liveni Vîrnav, où naquit en 1881 le musicien roumain Enescu, s'appelle aujourd'hui… George Enescu ? C'est dire la vénération dans laquelle les Roumains tiennent leur plus grand compositeur. Et c'est là aussi un symbole tangible de l'intensité de la vie musicale du pays. Fondé en 1958, trois ans seulement après la disparition de l’artiste, le Festivalul Internaţional George Enescu s'était fixé pour but d'honorer la mémoire du musicien par une fête digne de lui, qui permettrait au public d'entendre ou découvrir ses œuvres ainsi que celles d’autres compositeurs roumains, au sein de programmes diversifiés et largement ouverts sur la culture musicale européenne. Malgré de brillants débuts, le festival devait tomber en quenouille à la fin du régime communiste. Moins touché que d'autres domaines de la culture, il a réussi à perdurer tant bien que mal, contre vents et marées.

une volonté politique

Mais la reprise est éclatante ! Aujourd'hui biennal, il s'est imposé comme la manifestation majeure d'une saison musicale pourtant riche en événements. Signe évident : si les difficultés économiques considérables auxquelles est à présent confronté le pays ont nécessité de toutes parts des coupures budgétaires, seul le festival fut épargné, et cela avec l'appui des plus hautes autorités de l'État, à commencer par le Président de la République. N'est-ce pas dans les périodes de crise que les hommes ont le plus grand besoin d'art. Ancien élève de l'École Normale Supérieure de Paris et titulaire d'un doctorat à Berlin, Théodore Paléologue, le très jeune ministre de la culture, des cultes et du patrimoine national, manifeste une tranquille et implacable détermination à imposer les grands axes de sa politique : ferme intervention pour la protection d'un patrimoine architectural en voie de dégradation, restauration d'une paix confessionnelle sur des bases équitables et encouragement du mécénat culturel par une modification des dispositions légales sur la fiscalité, pour pallier la faiblesse des ressources publiques. Le Festivalul Internaţional George Enescu paraît lui tenir tout particulièrement à cœur. Il vient assister en personne à tel ou tel concert, même parmi les moins tapageurs, hors de toute mondanité, sans escorte, journalistes ni photographes, et à l'improviste. S'entretenant avec les uns et les autres, allant saluer les artistes, il prend véritablement la température des manifestations et de l'intérêt du public, par lui-même et non par ouï-dire. On ne voit (hélas !) pas souvent ailleurs semblable intérêt.

un festival pour tous à la programmation ambitieuse

Car le public, ici, est très mêlé. La« Grande musique » réservée à une élite, dit-on chez nous, affaire de vieux ? Allons donc ! Grâce notamment aux concerts gratuits, beaucoup se pressent pour écouter toutes sortes de répertoires, étudiants et jeunes gens de dix-huit à quinze ans, ainsi que personnes d'âge moyen, malheureusement pas toujours disponibles pour venir à 11h ou à 17h. Quant aux seniors, qui en ont le temps mais qu'on dit volontiers réactionnaires dans leurs goûts, on les voit satisfaire leur curiosité en écoutant religieusement Xenakis, Ligeti et Stockhausen, ou de jeunes auteurs roumains qui leur sont encore totalement inconnus. À l'« applaudimètre », le dosage et la densité des bravos ne laissent aucun doute sur la qualité d'écoute de cet auditoire très motivé. Afin que tous en profitent et que soient justifiés les efforts financiers consentis à l’évènement, les concerts sont très largement diffusés. En quasi-totalité (85%), ils sont captés par la radio et/ou la télévision, et diffusés soit en direct et à bonne heure d'écoute, soit en différé, et cela sur les différentes chaînes nationales ainsi que sur la chaîne de télévision Mezzo.

le pianiste Amir Tebenikhin, lauréat du Concours Goerge Enescu de Bucarest
© dr

Plusieurs concerts sont offerts à l'ensemble des radios publiques membres de l'Union Européenne de Radiodiffusion (UER) et bénéficient ainsi d'une large audience internationale. Établi par son directeur artistique, le Roumain Ioan Holender, qui achève cette saison-ci son mandat à la tête de la Staatsoper de Vienne, le festival manifeste les plus hautes ambitions. Qu'on en juge par le programme de cette dix-neuvième édition. Durant quatre semaines (du 30 août au 26 septembre), ce ne sont pas moins de cent quatre-vingt manifestations qui sont proposées, concerts symphoniques, musique contemporaine et musique ancienne, opéras et ballets, récitals. Le domaine de l'opéra prête le flanc à la critique, et cela, dit-on, depuis de nombreuses années. Il est vrai que les coûts de production et de distribution sont aujourd'hui extrêmement élevés. À côté de la belle et sobre mise en scène de Nicolas Joel pour l'Œdipe d'Enescu, en coproduction avec le Théâtre du Capitole de Toulouse [lire notre chronique du 12 octobre 2008] et sous la remarquable direction d'Oleg Caetani, un déplorable Otello de Verdi (exception faite d'Alberto Gazale en Iago), dans une production de l’Opera Naţională Română Cluj-Napoca, détonait par rapport au niveau d'ensemble de la programmation. Également affichés Manon Lescaut de Puccini, Macbeth de Verdi et, en version de concert, la première roumaine de l'opéra Celan de Peter Ruzicka [lire notre chronique du 17 avril 2004], dirigée par le compositeur lui-même, ainsi que deux spectacles de ballet.

Du côté des orchestres, l'affiche est impressionnante : non seulement les principales formations roumaines, mais aussi l’Orchestre de la Suisse Romande, le Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks, le Koninklijk Concertgebouworkest, le Royal Philharmonic Orchestra, le Санкт-Петербургской филармонии [Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg], l’Orchestre national du Capitole de Toulouse et l’Orchestre Philharmonique de Radio France. En formation plus réduite : l'Academy of St Martin-in-the-Fields avec Murray Perahia, l'Orchestre de chambre de Lausanne et Christian Zacharias, The Nash Ensemble of London, le Münchner Philharmoniker Kammerorchester, le Wiener Kammerorchester, la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen et le Kammerorchester Basel. La musique baroque n’est pas en reste, avec entre autres Il Giardino Armonico, Les Musiciens du Louvre et Les Arts Florissants. Quant aux solistes, on retrouve Elisabeth Leonskaïa, Isabelle Faust, Nelson Freire, Nilolaï Lugansky, Martha Argerich et bien d'autres. Pour la prochaine édition, en 2011, on parle déjà des Wiener Philharmoniker, d'Anne Sophie Mutter et de Daniel Barenboim ; à suivre…

trois mille musiciens

Durant les quatre dynamiques semaines du Festivalul Internaţional George Enescu, ce sont au total quelques trois mille musiciens qui se font entendre, dont un tiers de Roumains pour deux tiers d'étrangers. Parmi eux, il faut faire une mention spéciale aux formations chorales, qu'elles soient professionnelles ou constituées d'amateurs. Qu'un pays puisse présenter des ensembles d'une telle qualité (qualité des voix, mais aussi de cohésion sonore) en dit long sur la pratique musicale de tous.

Programmation très diversifiée, donc, comme les lieux de concerts et leurs horaires : fin de matinée, milieu d'après-midi, soirée, bien sûr, mais encore en temps de souper. Et signalons surtout le nombre impressionnant de concerts à entrée libre, à quoi répond une importante affluence d'auditeurs.

la musique d’aujourd’hui

entrée du Palacio Cantacuzino, devenu Musée George Enescu de Bucarest
© dr

Enfin, à côté des œuvres d'Enescu figurant en maints concerts, de nombreuses occasions de découvertes sont offertes de compositeurs en partie inconnus hors de Roumanie, présentés sans a priori à travers des programmes parfois très éclectiques, pour le meilleur et le moins bon, le plus novateur et le plus conventionnel, mais qui connaissent un réel écho dans le public. Musiques « moderne » et « contemporaine », dans toute la diversité d'esthétiques qu'on leur connaît de nos jours, mais avec ceci de particulier que la tradition d'avant-garde fut réduite au silence par l’ancien régime communiste et qu'il reste donc aux compositeurs d'aujourd'hui de se frayer de nouvelles voies. Si l'on connaît chez nous Anatol Vieru (1926-1989), Aurel Stroe (1932-2008), Pascal Bentoiu (né en 1927) et Horațiu Rădulescu (1942-2008), de nombreux musiciens plus jeunes gagnent à être découverts, comme la compositrice Doina Rotaru (née en 1951), ainsi que des ensembles et solistes spécialisés de qualité. Signalons enfin le colloque musicologique de haut niveau, réunissant des spécialistes européens et américains, colloque qui s'est déroulé les 5 et 6 septembre au Musée Enesco (Muzeul George Enescu), dans le Palacio Cantacuzino [photo ci-contre] appartenant à Maria Rosetti-Tescani (veuve du « Nabab » Gheorghe Grigore Cantacuzino puis l’épouse du compositeur) et que le couple Enescu habita.

Le principal objectif des responsables de la manifestation, à tous les niveaux : en rendre internationales l'audience et la notoriété. Même dans les pays proches, comme l'Autriche, le Festivalul Internaţional George Enescu demeure trop peu connu. Des partenariats ont été créés avec Mezzo, CNN, Euronews et la Deutsche Welle, la radio internationale allemande (DW). Cela n’est pas encore suffisant. Des partenaires sont recherchés dans les médias et les agences de communication, et la presse musicale internationale commence à être informée et sollicitée. L'enjeu le mérite.

Concursul International de Compozitie George Enescu

En même temps que le festival se déroulent les épreuves d'un Concours International de Composition George Enescu (Concursul International de Compozitie George Enescu) et, dans le domaine instrumental, de piano et de violon. Le nombre de candidats instrumentistes a doublé depuis la précédente édition : soixante-douze pour le piano, soixante-neuf pour le violon. Mais il faut une nouvelle fois regretter qu’y soit très peu représentée la France. Dans la discipline du piano, le jury a distingué le Kazakh Amir Tebenikhin [notre deuxième photo], trente-et-un ans [lire notre chronique du 29 août 2003]. Le concert de gala des lauréats, avec le Concerto en ré mineur Op.30 n°3 de Sergueï Rachmaninov et, en bis, la redoutable Toccata de Prokofiev, n'a cependant pas permis au public d'apprécier en lui plus qu'une formidable technique digitale. Le Russe Ilia Rachkovski [lire notre chronique du 14 avril 2005] a remporté le Prix spécial pour la meilleure interprétation d'une sonate pour piano du maître roumain. Quant au violon, le Premier prix est allé au Polonais Jarosław Nadrzycki (vingt-cinq ans) qui remporte également le Prix spécial pour la meilleure interprétation d'une sonate pour violon et piano d'Enescu. Dans l'exigeant Concerto en ré mineur Op.47 de Jean Sibelius, il a manifesté une superbe maîtrise de l'instrument au service d'une vive et authentique sensibilité artistique. Un Prix du meilleur accompagnateur étranger des sonates d'Enescu fut attribué à la Russe Tatiana Sidorova (vingt-sept ans) En composition ont été primées Feng Lei Ying [Invocation du vent et du tonnerre] de Shen-Ying Qian, né en Chine il y vingt-quatre ans, pour la musique de chambre, et, en musique symphonique, Mysterious Place de Lam-Lan-Chee (Hong-Kong). Représentée par le compositeur Michel Decoust, son président, la Fondation Salabert apporte son soutien à cet aspect de la compétition sous forme d'un Prix spécial.