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Dossier
Aurélien Dumont
portrait du compositeur autour de deux œuvres
Deux œuvres d’Aurélien Dumont, compositeur né en 1980 dont nos colonnes se sont faites écho de plusieurs œuvres [lire nos critiques des CD While et Tide, ainsi que nos chroniques du 18 septembre 2010, du 20 juin 2014, des 16 janvier et 3 mai 2018], seront jouées ce mois-ci. D’abord Écoumène que donnera l’Orchestre de Chambre de Paris sous la direction de François-Frédéric Guy, également soliste de ce concerto pour piano (le 8 juin, au Théâtre des Champs-Élysées), puis L’autre fille d’après Annie Ernaux, une fiction diffusée sous dôme ambisonique (du 18 au 25 juin, au Théâtre de Gennevilliers), dans le cadre de ManiFeste, le festival annuel de l’Ircam. Au fil de cet entretien, le musicien nous initie à son univers, à travers ces deux opus récents.
Ce mercredi aura lieu la création française d’une nouvelle pièce, ce qui induit qu’elle fut jouée ailleurs ; où était-ce ?
Ce sera plus précisément une création parisienne. Mon concerto pour piano a été créé à l’Opéra de Limoges le 11 octobre 2019. Le concert qui aura lieu cette semaine au Théâtre des Champs-Élysées y était initialement prévu en avril 2020, mais on a connu ce que l’on a connu… C’est formidable que le concert ait pu être sauvé, même un peu plus de deux ans après la date d’abord retenue.
S’agit-il d’une commande de l’Orchestre de Chambre de Paris ?
Non, mais d’une commande du pianiste François-Frédéric Guy. Elle prend place dans un dispositif mis en œuvre par la SACEM, il y a quelques années, à l’initiative de Renaud Capuçon. La raison d’être de ce dispositif est de renouer avec la tradition selon laquelle les interprètes commandaient eux-mêmes, par le passé, des œuvres à des compositeurs. La SACEM l’a imaginé via un financement participatif à la hauteur duquel elle contribue à son tour. Cela veut dire que, selon un système de palier de sommes allouées par des donateurs privés, elle offre la même somme pour mener à bien le projet.
En d’autres termes, la commande est initiée par l’interprète et financée par le public.
Voilà.
Comment se fit le choix d’un orchestre ?
François-Frédéric Guy travaille depuis un moment avec l’Orchestre de l’Opéra de Limoges ainsi qu’avec l’Orchestre de Chambre de Paris. Ces deux formations ont été intéressées par notre projet dont elles se firent les relais en organisant un plan de communication, avec des réceptions pour les donateurs et en s’impliquant à cent pour cent dans l’interprétation de la pièce. Sur ce plan, nous avons vraiment été soutenus. L’engagement était de faire la création à Limoges et, quelques mois plus tard, de redonner l’œuvre à Paris.
Écoumène est annoncé comme un concerto pour piano. De quoi s’agit-il ?
François-Frédéric et moi nous nous connaissons depuis 2016. À l’époque, j’étais en résidence à la scène nationale de Quimper, le Théâtre de Cornouaille, dont le directeur, Franck Becker (maintenant parti diriger la scène de La Rochelle), m’avait demandé de faire des vœux, d’énoncer les projets que j’aimerais réaliser durant les deux années que je passerais là. Je lui ai fait part de mon envie d’écrire des petites bagatelles pour piano afin de les insérer entre les six de l’Opus 126 de Beethoven. J’ai un rapport particulier avec Beethoven, à la fois amour et haine. Certaines de ses œuvres me laissent froid, ou réticent, quand d’autres m’enthousiasment terriblement. Ses six dernières bagatelles font partie de celles qui me passionnent depuis toujours. Mon idée était de m’en saisir dans une forme labyrinthe : à les infiltrer de mes propres bagatelles, il arrive un moment où l’on ne sait plus où l’on est, tous les enchaînements ayant été composés. Le résultat est une pièce d’environ quarante minutes dans laquelle l’auditeur perd complètement ses repères.
Si bien qu’il ne sait plus si vous vous faites l’écho de l’opus beethovénien ou si ce ne serait pas Beethoven qui, par-delà toute considération de quelque anachronisme, se glisserait dans votre œuvre…
Exactement. Le désir était de créer cette illusion-là. Franck a beaucoup aimé cette idée. Il m’a suggéré de demander à François-Frédéric Guy [prochaine image] de le faire. C’était mon rêve, au fond, mais je n’aurais jamais osé, d’autant que j’étais très marqué, positivement, par l’intégrale des sonates de Beethoven qu’il avait donnée à la Cité de la musique. Le Théâtre de Cornouaille a donc officiellement contacté le pianiste pour cette aventure, et ce dernier répondit favorablement. À partir de là, nous avons travaillé ensemble et une véritable relation d’amitié s’en est suivie.
Deux ans plus tard, François-Frédéric apprenait par le responsable de l’action culturelle de la SACEM l’existence du dispositif que je vous ai explicité il y a quelques minutes, François Besson lui suggérant alors de s’en servir pour commander une œuvre à un compositeur. Et il a pensé à moi ! Voilà pour la genèse de cette pièce.
L’interprète projetait-il un désir particulier sur cette œuvre à venir qu’il vous commandait ?
Non, il m’a donné carte-blanche. La seule obligation était que le futur concerto devait pouvoir être dirigé depuis le clavier, selon la tradition classique du soliste qui mène l’orchestre depuis son instrument.
Nulle autre charte en ce qui concerne le type d’effectif instrumental, par exemple, ou d’autres points ?
Si, je devais écrire pour un orchestre de chambre, donc pour une quarantaine de musiciens auxquels j’avais la possibilité d’ajouter deux percussionnistes.
…ce que vous avez fait ?
J’ai sauté sur l’occasion, oui.
Comment l’œuvre s’est-elle construite ?
Je connaissais la teneur du programme dans lequel elle allait être créée, à savoir dans la proximité du Concerto en la majeur n°12 de Mozart. À Limoges, l’orchestre a également joué la Septième de Beethoven, alors qu’au Théâtre des Champs-Élysées ce sera la Quatrième, mais c’est avec le concerto de Mozart que mon œuvre se connecte. J’aime beaucoup savoir dans quel programme l’on joue ma musique. C’est très important, surtout lorsqu’il s’agit d’une commande aussi définie dans un contexte.
Que l’œuvre soit jouée après le Douzième de Mozart est très différent que de la donner dans une soirée entièrement contemporaine, voire lors d’un festival dédié à la création…
Tout à fait. Je pense chacune de mes pièces en fonction de ses conditions de création. Si j’ai une carte-blanche absolue, alors je fais appel à des amis auteurs, metteurs en scène ou scénographes afin d’inventer une forme de concert du début à la fin, et lorsque je partage la scène avec d’autres – ce qui, bien sûr, est beaucoup plus fréquent –, je m’évertue à ce que l’œuvre nouvelle puisse créer du lien avec eux. L’enchaînement de différentes pièces dans un programme exclusivement contemporain n’affiche pas toujours de cohérence, il faut l’avouer, car on ne sait pas vraiment à l’avance quelles musiques s’y côtoieront.
Par la force des choses et la dynamique de ces cadres, on constate souvent une association d’œuvres plus ou moins circonstanciée, voire artificielle.
Oui, et c’est dommage pour le public qui, en général, vient écouter la totalité d’un programme. Depuis quelques années, une prise de conscience de cet aspect de l’exercice du concert a eu lieu, qui entraîna une volonté d’éviter des successions d’opus qui ne font pas forcément sens. Il faut reconnaître que l’avantage des menus sans cohérence programmatique est de permettre à chaque compositeur d’explorer et de cultiver son champ propre, mais ce n’est pas toujours quelque chose qui parle au public ni qui satisfasse chaque compositeur.
Quelle incidence a exercé le Douzième de Mozart sur l’œuvre que nous entendrons mercredi ?
Le titre que j’ai choisi, Écoumène, fait référence à un livre homonyme où le philosophe Augustin Berque étudie la relation de l’homme à son milieu. On y verra un aspect anthropocène, puisqu’il explore la trace que l’homme laisse dans la nature, mais aussi ce que l’environnement répond à l’homme. Il m’a semblé que c’était une belle première image de la relation entre le soliste et l’orchestre dans le genre concerto. J’avais également envie d’interroger comment la conscience écologique pourrait se manifester à travers l’écriture musicale, notamment par la notion d’écologie du son – je ne suis pas le premier à me poser ces questions, Salvatore Sciarrino, entre autres musiciens, a beaucoup travaillésur ces sujets. Il se trouve que m’accompagne depuis longtemps la pensée de François Jullien (autre philosophe, donc) qui, dans Il n’y a pas d’identité culturelle, évoque la question de l’épuisement des ressources. Bien que fort peu d’actions soient entreprises pour remédier à ce problème, on a tous conscience que les ressources écologiques sont aujourd’hui en danger. Jullien met en parallèle cette conscience partagée de leur mise en danger avec le fait que les ressources culturelles sont également menacées sans pourtant que nous en ayons conscience.
Il a passé beaucoup de temps en Chine où il a constaté, non sans effarement, que l’imaginaire des adolescents chinois est animé à quatre-vingt-dix pour cent par Harry Potter : qu’advient-il des ressources culturelles chinoises dans ce contexte-là ? Mystère… Je passe une grande partie de ma vie au Japon où c’est très différent, puisque les haïku traditionnels y cohabitent sans problème avec Harry Potter et l’univers des mangas qui hérite de la tradition mythologique. Au Japon, le rapport à la culture me paraît donc plutôt sain. Selon François Jullien, l’identité n’est pas quelque chose de figé mais, au contraire, à activer, à faire vivre et évoluer – ce qui va à l’encontre d’une certaine acception du terme identité –, mais que ses ressourcespeuvent malgré tout disparaître. Avec Écoumène, j’ai voulu composer une œuvre qui naîtrait de cette mise en tension métaphorique du risque où se trouvent les ressources écologiques avec la menace de perte des ressources culturelles.
Et c’est là où le concerto de Mozart a trouvé voie ?
Exactement. J’ai effectué quelques prélèvements dans le concerto, ce que j’appelle des OEM – des Objets Esthétiquement Modifiés. C’est l’idée d’aller puiser dans la musique du passé un geste, un accord, une mélodie ou, comme dans Écoumène, une citation très claire du début du thème du deuxième mouvement du Douzième concerto de Mozart. Elle sera présentée puis de plus en plus travaillée, transformée, étirée. Je compose avec la gradation de la modification d’un objet, depuis sa reconnaissance totale jusqu’au moment où l’on perd le rapport avec la source. Voilà le chemin d’Écoumène.
Cette démarche, à partir d’une citation ou d’un emprunt, est-elle comparable à ce que font parfois Wolfgang Rihm et Jörg Widmann ?
C’est, en effet, du même ordre. Je la poursuis à travers un travail de collage citationnel, explorant la question de la décontextualisation. Par exemple, François-Frédéric Guy [lire notre entretien] m’a fait part d’un phénomène qu’il constate chaque fois qu’il joue la pièce, à propos de ces objets mozartiens : « je n’arrive pas à entendre que c’est tonal ». Les fonctionnalités tonales sont bien là, mais l’objet mozartien étant pris dans une entité englobante décontextualisée de son environnement initial, comme une bouture qu’on plante dans un nouveau terreau, se voit dès lors privé de ses fonctionnalités d’origine. Ces phénomènes, sur lesquels je travaille depuis pas mal d’années, sont assez troublants.
D’autres de vos œuvres sont donc nées de cette technique particulière.
Oui, à des degrés plus ou moins conscients, parfois juste à l’état d’intuition. Certaines œuvres ont été influencées par les filtrages de Gérard Pesson ou, pour d’autres raisons, par les citations telles que les convoque Luciano Berio. La première fois que j’ai vraiment travaillé là-dessus, c’était en 2011 avec Eglog, un trio pour violon baroque, clavecin et harpe, sans que ce soit encore théorisé. À partir d’un texte de Dominique Quélen qui m’évoquait aussi bien Rameau que Debussy, j’ai pensé à Debussy composant Le tombeau de Rameau, mais de manière instinctive. D’ailleurs, il faut savoir que le thème du deuxième mouvement du Douzième de Mozart est lui-même la citation d’une ouverture d’opéra de Johann Christian Bach : ainsi retrouve-t-on dans Écoumène une mise en abîme comparable à celle d’Eglog, huit ans plus tard, mais elle est, cette fois, parfaitement théorisée… ou du moins conscientisée, si l’on veut être fidèle à François Jullien qui n’aime guère la notion de théorisation.
Parlons des Musiques-Fictions, une des propositions de l’édition 2022 du festival ManiFeste de l’Ircam, où vous présenterez, au Théâtre de Gennevilliers, L’autre fille d’après un texte d’Annie Ernaux.
L’idée, qui vient d’Emmanuelle Zoll, était d’inventer autre chose, autrement, ce que purent être, à un moment donné, les dramatiques radiophoniques, les pièces radiophoniques avec du texte, le théâtre mis en radio. Il s’agit de faire dialoguer un auteur, un metteur en scène et un compositeur, en utilisant le dôme ambisonique. Pour L’autre fille, nous avons travaillé sur une diffusion en une soixantaine de points. La proposition est une expérience d’écoute littéraire, dramaturgique et musicale. Les spectateurs pénètrent le dôme, s’installent sur des fauteuils mobiles, ce qui leur permet de voyager dans l’espace, de sorte qu’il n’est pas figé, le principe de l’ambisonique étant que la perception change selon l’endroit où l’on est. Selon moi, il est même plus intéressant encore de marcher sous le dôme.
Comment vous êtes-vous penché sur ce texte d’Annie Ernaux ?
On m’a proposé de rencontrer le metteur en scène Daniel Jeanneteau autour d’une adaptation de L’autre fille. Ce texte est une lettre adressée par l’auteure à sa sœur qu’elle n’a jamais connue, puisqu’elle est décédée deux ou trois ans avant sa naissance. Elle a eu la connaissance de l’existence de cette sœur assez tôt, mais ses parents ne lui ont jamais parlé d’elle, elle l’a su par quelqu’un d’autre. Le livre est absolument bouleversant. Le dôme ambisonique se prête particulièrement bien au roman trépidant, truffé d’événements divers et variés, qui génère une verve quasiment cinématographique. C’est un outil extraordinaire qui vous plonge totalement dans l’action. Avec un texte aussi intime que celui-ci, le propos n’était pas d’exploiter ces vastes possibilités mais de les utiliser a contrario pour créer un espace mental, ce qui est paradoxal. Daniel s’est chargé d’adapter le récit, avec l’accord de la romancière dont nous avons enregistré la voix. C’était très émouvant de travailler avec sa voix, très chargée. Là-dessus, j’ai écrit une partition instrumentale pour violon, flûte basse et percussion, que j’ai confiée aux musiciens de l’ensemble L’Instant donné. Cela représente environ douze minutes de musique que le metteur en scène déploie de diverses manières dans l’espace du texte.
Dans L’autre fille, qu’est-ce qui a fécondé votre musique ?
J’ai travaillé sur deux choses. La figure de l’absence et celle de l’enfance. Le texte évoque sans doute d’autres aspects, mais ce sont ceux que j’ai souhaité retenir. On a élaboré un dispositif de percussion assez étrange, comprenant des coquilles Saint-Jacques, des tubes activés par les moteurs de brosse à dents, des éléments très ludiques qui renvoient à l’enfance…
…l’âge on l’on ose jouer avec tout…
C’est exactement l’idée, oui. Il fallait aussi que le silence soit central. J’ai travaillé des sortes de micro-variations de figures qui se répètent, ce qui donne une résonance très spéciale au silence. À partir de là, nous avons construit une dramaturgie avec l’aide d’Augustin Muller, réalisateur en informatique musicale à l’Ircam. Au lieu de travailler sur des trajectoires multiples, Augustin a reconstitué des espaces acoustiques – la chambre, le cimetière, la cuisine, etc. La voix d’Annie Ernaux prend place dans ces lieux qui se succèdent. Quant à la musique, elle est présente entre deux espaces, au fond, comme si elle était jouée là, en réalité pour ainsi dire, mais projetée dans les différents espaces acoustiques.
Voilà une conception complètement architecturale.
Absolument ! D’ailleurs, nous avons aussi travaillé sur la notion d’élévation. On ne peut pas encore lever le sol, donc c’est une donnée fixe…
…sauf à imaginer le public en corps flottant !
(rires) sur des trapèzes (rires) ! La question de l’architecture est vraiment centrale dans cette œuvre. L’enchaînement des divers propos de la lettre a suscité, lui aussi, quelque chose qui est de l’ordre de l’architecture.
Les architectes dirigent nos regards. Ils dirigent notre perception des sons, ils dirigent nos pas, voire l’élan que l’on prend à se déplacer comme cela ou comme ceci. Votre travail pour L’autre fille induit-il cette autorité (le mot n’est pas joli, mais il est celui qui convient) sur le public ?
Je pense, oui. Mais je vous rappelle que le public peut se mouvoir dans le dôme, il n’est pas incarcéré sous un casque, jamais ; cette possibilité de bouger change énormément son approche qui lui paraît plus libre. Peut-être peut-il se convaincre d’aller chercher telle chose à entendre plutôt que telle autre, sans qu’il ne procède parfois de rien d’autre qu’une vue de l’esprit.
Et si l’on parlait d’Antoine Volodine ?
Avec plaisir ! C’est quelqu’un qui vous passionne, je crois ?
Oui, entre autres parce qu’il place sa littérature dans une telle démesure ! Il invente en dévorant ce qu’il vient d’inventer, et ça n’en finit pas. Et personne autre que lui n’écrit de cette façon.
C’est vrai, ce qu’il fait est vraiment fou, oui !
Il atteint une poésie non poétique, si j’ose dire, par des chemins non balisés, et cela me fascine. Je vous sais une affinité avec Volodine…
Je l’ai découvert quand j’avais dix-neuf ans. Il m’a vraiment marqué. Je n’étais pas encore compositeur, peut-être même pas vraiment musicien.
Quel a été le premier livre de lui que vous ayez lu ?
Des anges mineurs. La lecture m’a mis dans un état second, je dois dire. Il y a quelque chose de totalement hypnotique dans sa manière radicale de travailler le temps. Les blocs de temps dont il parle peuvent durer un quart de seconde ou trois cents millions d’années ! En même temps, ses romans ne dérogent pas au côté très occidental de l’action. La démesure est au niveau de la narration comme de la structure, mais aussi des architectures qu’il invente et qu’il respecte, la plupart du temps. Sans oublier la langue, extrêmement poétique.
Comme je vous le disais en octobre dernier, il m’arrive de le lire à haute voix, de le dire : ses textes se mâchent comme aucun.
Lui-même dit très bien ses textes, ce qui n’est pas toujours évident, beaucoup d’auteurs disent très mal ce qu’ils écrivent.
Je sais que vous avez travaillé sur un de ses livres, mais peut-être a-t-il eu quelque influence sur votre musique avant cela ?
Certainement ! Lire ses romans m’a alerté quant aux questions de forme. J’ai parfois essayé de transcrire musicalement les formes qu’il invente. Et pour un musicien, ses conceptions particulières du temps sont directement fascinantes et inspirantes. Pour l’anecdote, ma rencontre avec l’ensemble L’Instant donné vient, en quelque sorte, de ma passion pour Volodine. Un jour où 2e2m faisait la création de Baïnes, œuvre pour ensemble instrumental et vidéo mais dont ces deux protagonistes attendent pour s’exprimer que l’autre s’interrompe sans qu’il n’y ait jamais ni superposition ni action conjointe, le directeur de L’Instant donné avait un de ses livres en main. Mon ancien professeur Gérard Pesson, qui savait ma passion pour l’écrivain et qui était assis à ses côtés, a fait le lien.
De fil en aiguille, c’est ainsi qu’est né le projet Black Village [photo ci-contre], à partir du roman éponyme de Lutz Bassmann qui, avec son humour encore plus prononcé que celui des autres textes et sa forme spéciale, nous a semblé pouvoir se prêter idéalement à une adaptation musicale.
Au lecteur de cet entretien, il faut préciser qu’Antoine Volodine écrit des romans sous son nom, Volodine – d’ailleurs le pseudonyme de Jean Desvignes – et certains autres sous d’autres noms qu’il ne considère pas comme des pseudonymes mais comme les noms d’auteurs, surgis de fictions placées à un niveau supérieur, qui écrivent à leur tour. Ainsi d’Elli Kronauer, mais aussi de Manuela Draeger et de Lutz Bassmann.
Et il est très strict avec cette idée. Dans une émission de France Culture, je l’ai entendu contredire le journaliste qui affirmait qu’il avait écrit un roman de Bassmann, et lui dire « non, je suis ici le porte-parole de Lutz Bassmann qui n’a pas pu venir ». Cette question des auteurs qu’il a inventés mais qui ne sont pas lui est essentielle dans son œuvre.
De fait, il y a bel et bien plusieurs personnalités littéraires. La manière de Manuela Draeger, par exemple, pourrait faire penser à Novarina dans l’invention sonore des mots et une certaine façon de les mâcher, ou d’inviter à les mâcher, ou dans des permutations qui se trouvent à l’origine de jeux de mots plein d’humour quant au procédé mais pas drôles du tout, en vérité. Lutz Bassmann n’écrit pas ainsi, et moins encore Antoine Volodine lui-même.
C’est très troublant.
Quelle est cette forme spéciale du roman Black Village qui vous a semblé propice à la mise en musique ?
L’usage de ce qu’il appelle les interruptats. Au milieu d’un récit, au cœur d’une phrase ou même d’un mot, Volodine coupe, formant ainsi une suite de narrats interrompus. Il y en a trente-cinq. Il existe des jeux de miroir entre ses récits. À la fin de la lecture, on comprend qu’ils sont des points de vue différents sur une même histoire. J’ai choisi dix interruptats, qui ont ensuite été adaptés par Frédéric Sonntag, le metteur en scène. Par nature, ils laissent de la place à la musique. Il n’y a presque pas de points de rencontre entre le texte et la musique, ce sont des espaces qui s’ouvrent et se referment, la musique interrompant le texte et le texte venant lui aussi interrompre la musique.
Cela me fait penser à votre description de votre travail sur l’Opus 126 de Beethoven…
Mais oui, on est dans une idée très voisine ! D’ailleurs, un interruptat musical a pris une dimension sémantique, comme à devenir, au fond, narrat littéraire. Cela me plait beaucoup d’inverser les médiums artistiques. En naquit une partition pour une narratrice et un ensemble instrumental (flûte, piano, percussions, violon, alto et violoncelle). La comédienne était Hélène Alexandridis, à la fois récitante, donc narratrice, et personnages, alternant des semi-incarnations dans un entre-deux volontairement flou. On s’est beaucoup investis et amusés avec les percussions, essayant de créer avec elles un dispositif post-exotique, avec vieux ventilateurs, poubelles, etc. Et la scénographie est venue ajouter la dimension apocalyptique.
Il vous a sans doute traversé l’esprit de créer ex nihilo avec Volodine ?
Bien sûr, je rêvais de composer un projet avec lui sans m’appuyer sur un roman existant. Mais ce n’est pas possible, car chaque volume s’inscrit dans un grand œuvre qui en comptera quarante-neuf, ce qui induit que l’auteur ne déroge pas de cette construction, ne s’en laisse pas déconcentrer. Il lui reste encore trois romans à écrire, je crois.
Alors imaginons qu’une fois faits, vous collaborerez sur de l’inédit… d’autant – si je puis me permettre un humour un brin volodinien – qu’il faudra bien qu’il fasse autre chose ou qu’il meure puisque mourir sera vivre encore, en vertu des fameux pan!-tu-es-mort dont ses personnages, en leur bardo sans cesse autorégénérant, toujours se relèvent !
(rires)