Chroniques

par bertrand bolognesi

Alain Poirier
Luciano Berio – Coro

Contrechamps Poche (2023) 240 pages
ISBN 978-2-940068-67-8
Avec méthode, Alain Poirier nous fait entrer dans l'atelier de Luciano Berio...

La belle exploration des grands opus du XXe siècle se poursuit dans la collection de poche des éditions Contrechamps. Après les ouvrages de Jean-François Boukobza sur les Études pour piano de Ligeti, fort éclairant, de Peter O’Hagan à propos de sur Incises de Boulez [lire notre critique], particulièrement approfondi, enfin celui, passionnant, de Laurent Feneyrou qui immerge dans le véritable labyrinthe borgésien pour aborder Fragmente-Stille, an Diotima de Luigi Nono [lire notre critique], il revient à Alain Poirier d’ouvrir les portes de l’atelier de Luciano Berio lorsqu’au cœur des années soixante-dix ce dernier concevait son vaste Coro pour quarante voix et orchestre.

Au fil de trois grandes parties, le musicologue français, auquel nous devons des pages essentielles sur Boucourechliev, Schönberg et Takemitsu, offre plusieurs entrées dans la forge de Coro comme dans l’univers particulier du compositeur italien, influencé par la pensée de Bruno Maderna, ses lectures de James Joyce et d’Italo Calvino, et inspiré par son ami Umberto Eco. « La démarche de Berio relève d’un artisanat revendiqué, celui d’une appétence à relire, à incorporer et à absorber des sources de natures différentes et hétérogènes qui définissent un style reconnaissable entre tous. La confrontation est la condition pour Berio de traiter à la fois le modèle et sa distorsion. Produire une invention à partir d’un matériau concret, authentique ou non, est le principe fondamental de l’écriture de Berio », annonce-t-il dès l’Introduction.

Situation de Berio, la première section du livre, revient sur le parcours du musicien, des lendemains de l’ère fasciste et de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’élaboration de l’œuvre qui fait l’objet de cet essai. Les réticences vis-à-vis de la radicalité des nouveaux acteurs de Darmstadt et la distance maintenue avec la méthode sérielle placent d’emblée Berio en marge de toute menace d’académisme. Après une première rencontre avec Maderna, en 1953, le cadet fait son mentor de ce compositeur « qui a traversé toutes les aventures de l’avant-garde sans jamais perdre le contact avec l’histoire ». Ainsi se confronte-t-il autant au passé, via la transcription – l’enseignement de Giorgio Federico Ghedini l’a beaucoup marqué dans cette voie ; au même moment, Zimmermann œuvrait en ce sens outre-Rhin, pour d’autres motivations [lire notre critique CD] –, qu’à ses contemporains, tels Pousseur, Stockhausen ou Boulez, toujours en parfaite indépendance, toutefois.

Le projet Coro – la composition débute en 1974 pour aboutir à une première création du 24 octobre 1976 aux Donaueschinger Musiktage, puis à celle de la version définitive en trente-et-une parties, le 16 novembre 1977 à Graz – puise à plusieurs sources. Et l’auteur d’aborder un certain trajet qui mène de Noces de Stravinsky et de sa Symphonie de psaumes aux Folk Songs (1964) puis à Coro, principalement en ce qui concerne la pratique du prélèvement et du montage. Encore révèle-t-il les agrégats mahlériens dont Berio fait usage dans Coro. Enfin, une référence souterraine à la Symphonie Op.21 de Webern, par l’emprunt d’un triton placé au cœur du réseau harmonique de Coro, assure « le seul point de convergence final de toute la musique, dans les dernières pages de la section XXXI ». Le second épisode du chapitre (L’artisanat formel) fait le point sur la distance évoquée plus haut : « la pratique du sérialisme de Maderna et de Berio consistera à s’en tenir à sa capacité structurante sans en adopter la rigueur conduisant au sérialisme généralisé ».

C’est dans la linguistique que le plus jeune trouve à formuler son désir créatif et à en particulier l’émergence, pendant les années cinquante où il travaille au Studio di fonologia musicale de la RAI, à Milan. Survient alors le temps de manipuler une hétérogénéité fécondante qui ouvre sur l’art de la transformation perpétuelle – cette pratique le conduira à la naissance de Sinfonia, en 1968 –, nourri par son expérience avec l’électronique. Un goût certain pour les musiques populaires conduit Berio à imaginer un folklore « dont il reproduit les caractéristiques sans emprunter directement à des chants authentiques » – Due cori popolari (1945), Canzone popolari (1946-47, seconde révision en 1973), Folk Songs et Cries of London (1974). Il s’avère que l’ethnomusicologue Roberto Leydi fut un proche collaborateur de Berio au Studio milanais. Dans l’héritage de Laborintus II (1965), Coro mêle « les folklores du monde qui sont de nature populaire et de tradition orale, et un poème de Pablo Neruda », expliqua Berio lui-même ; « ils se commentent mutuellement. Il en va de même dans la musique : d’un côté la référence à différentes traditions orales, de l’autre la musique savante ».

La partie médiane de l’ouvrage, Coro, avance les diverses problématiques de l’œuvre sans procéder de manière linéaire, ce qui aurait en effet paru contraire à telle architecture. Ainsi sont présentés l’effectif instrumental et sa disposition très particulière dans l’espace acoustique, qui déjoue les habitudes d’écoute, puis les textes chantés, entre poésie populaire, le Cantique des cantiques et des extraits de Residencia en la tierra de Neruda, ce qui induit une coloration politique de ce qu’on pourrait dénommer la présence au monde du compositeur, sans revendiquer pourtant quelque engagement plus directement lisible. Le fil conducteur de ce collage littéraire est la mort, omniprésente. Il est ensuite procédé à une analyse de la forme et à une présentation de l’usage spécifique des ressources vocales. Approfondissant l’hétérophonie si caractéristique à Berio, Poirier insiste sur le hoquet d’inspiration africaine, exploité dans Coro. La densité du passage, déployé en six sous-parties, invite à réécouter la pièce sous cette lumière fort enrichissante. De fait, c’est à la perception de Coro que s’attelle la dernière section du livre, Parcours, qui en dévoile la dramaturgie.

Outre de s’imposer par la clarté d’exposé et la grande pertinence de son approche, cet étude d’Alain Poirier contribue à combler une lacune éditoriale française en ce qui concerne la musique de Luciano Berio. Espérons qu’elle insuffle quelques jeunes vocations à développer l’aventure.

BB