Chroniques

par nicolas munck

une semaine avec Philippe Hurel
conférence, concert-lecture, master-classe, rencontres...

Rencontres Utopik, Nantes
- du 25 au 29 mars 2013
le compositeur français Philippe Hurel, invité à Nantes par l'ensemble Utopik
© sylviane falcinelli

Voilà près de sept ans que l’ensemble Utopik s’est lancé le défi de réaliser, en sus de sa programmation dans divers festivals, une série de micro résidences d’une semaine aux côtés de compositeurs de notre temps. Depuis 2007, dix-sept créateurs – parmi lesquels Betsy Jolas [lire notre chronique du 13 mars 2009], Philippe Leroux, Michaël Levinas, Martín Matalon, Tristan Murail, Kaija Saariaho [lire notre critique du DVD] se sont relayés dans d’intenses semaines nantaises. Se pliant à la formule proposée, Philippe Hurel s’est retrouvé aux quatre coins de la ville à la découverte de publics aussi diversifiés que les étudiants du département de philosophie de l’Université de Nantes, de l’École Centrale, du Conservatoire, des Écoles de musique d’Orvault et des Renaudières, sans oublier les seniors de l’Université Permanente. Dans bien des cas, la magie opère.

La semaine est lancée par À la rencontre du compositeur Philippe Hurel : du jazz-rock à la Villa Médicis…et réciproquement, une conférence à l’Université Permanente. Le ton est clairement donné. Accompagné par Michel Bourcier (directeur musical et membre fondateur d’Utopik), abordant les différents temps de sa formation musicale, Philippe Hurel explique que la dichotomie et son double-rapport aux influences du jazz-rock et de la création dite « contemporaine » n’est pas à voir comme un métissage, mais comme la fructueuse récupération d’une multitude d’influences, souvent contestées par les milieux institutionnels et académiques. Il souligne que si cette diversité des influences est moins marquée aujourd’hui, il reste, dans sa musique, une obsession de la pulsation et de la métrique. Cette première prise de parole ouvre clairement sur la question des « politiques musicales ». Il poursuit en insistant sur la nécessité d’une résistance – la mention « résistez » était inscrite en 1994 au-dessus de sa photo à l’Ircam – vis-à-vis du phénomène de mondialisation, présent en musique comme dans les autres domaines de l’activité humaine, et de la production commerciale : « une politique est à mener autour de l’art écrit et de l’art savant ».

Puis, il revient sur l’importance décisive des grands maîtres de l’histoire de la musique (Beethoven, Wagner, etc.), l’obsession des concerti pour violon du répertoire (il est violoniste de formation), du rock et du blues, du choc de Jonchaies (1977) de Xenakis et des Espaces acoustiques de Grisey (tout particulièrement Partiels). Ces chocs esthétiques l’orienteront et conforteront dans la voie de la musique savante. De cette confrontation au spectralisme subsiste une écoute « microscopique » du phénomène sonore et certains procédés d’analyse du son, de partiels, de transitoires d’attaque, etc. Afin de réinscrire sa filiation dans une réalité sonore, le compositeur fait entendre les premiers instants de Partiels (1975). L’objectif de Grisey était de reconstituer le son et ses composantes fondamentales à l’orchestre par une déformation de la consonance soutenue par une approche poétique, métaphorique riche et féconde. Ce principe d’ambiguïté du phénomène se retrouve dans Gondwana (1980) de Murail qui use d’objets hybrides et d’un son de cloche progressivement transformé en cor. Hurel en recherche les enjeux dans les domaines de la modélisation et de la communication (parfois si cruellement absente dans le champ du contemporain). Il insiste sur la notion d’ambiguïté du sonore, puis démontre créations d’objets harmoniques, processus de transformation et matières en mutation. Ces exemples favorisent une plongée dans sa propre musique avec le recul historique nécessaire. Nous entendons un extrait de …à mesure (1995) dans lequel battements et différentiels (micro-intervalles) sont au cœur du propos.

Sur le langage orchestral : en partant du premier volet de Tour à tour (2008), Hurel soulève l’idée de métaphore de l’électronique ainsi que les lois du « genre orchestre » (en lien avec le politique), et les questions affiliables. Comment rester soi-même en composant pour orchestre ? Comment respecter les logiques institutionnelles ?… S’ensuit une réflexion autour des notions de sons sales, sons purs, puis l’écoute d’un extrait des Six miniatures en trompe-l’œil (1990-1991), considérées comme « non purs » au moment de leur création, qui exploitent l’impact rythmique. Ici, ce n’est plus une phrase mais une situation musicale articulée qui se trouve transformée. Dans une réexploitation de la cocotte funky, Pour Luigi (1994) présente un autre exemple tiré des spectraux : la transformation progressive d’une même phrase musicale.

Le parcours se poursuit mardi par un concert-rencontre destiné aux étudiants du département de philosophie. Gilles de Thalouët (flûtiste et conférencier), Hédy Réjiba (percussionniste) et Ludovic Frochot (pianiste) introduisent cette nouvelle étape qui, après un rapide portait du compositeur, se ponctue d’illustrations en « live » : Loops I (1999-2000), Gesänge der Frühe Op.133 de Schumann et Tombeau in memoriam Gérard Grisey (1999-2000). Après une introduction consacrée aux spécificités des Rencontres Utopik, de la nécessité d’un « rapport social » entre instrumentistes et compositeur, enfin de son travail de directeur artistique à Court-circuit, Philippe Hurel livre quelques éléments de Loops I. Fonctionnant à la manière d’une boucle progressivement transformée dans le temps et sur un principe de morphing, la pièce fut initialement pensée comme un bis, proche du divertissement. L’enjeu de cette « boucle » est symbolisé par le choix de l’instrument : neutre et objectif par sa pauvreté en harmoniques et la sonorité proche du sinus. La version ici donnée rend audibles la clarté du déroulement structurel et formel, les logiques progressives de transformation et les idées d’exploration et de saturation du champ acoustique. Avec la seconde ponctuation (Schumann), Hurel évoque sa fascination pour l’agencement et l’organisation schumaniennes ainsi que l’étrangeté de la relation entre l’état mental du créateur et son œuvre ; il précise le rapport entre cet opus et son propre travail, à voir dans la sur-organisation et la fragmentation des idées. L’exécution des cinq pièces oriente le débat vers les dissociations entre caractères et langages, vers le discours harmonique, la gestion du flux musical, etc.

Tombeau in memoriam Gérard Grisey est conçu comme un rituel où le vibraphone est augmenté de cloches à vache, gongs thaïlandais, crotales et tambour de bois qui se fondent et se mêlent à l’ensemble en le dé-tempérant. Comme Grisey dans Vortex temporum (1994-1996), Hurel conserve une structuration de type classique et la répétition comme élément clé de la perception – recul face à la radicalité d’un Boulez et retour à l’organique, à la physique du son. La pièce est immédiatement suivie par des exemples tirés du dernier mouvement : le compositeur révèle les procédés mis en œuvre pour obtenir la couverture de la totalité du spectre sonore, et des sons synthétiques et ambigus.

En quête de formule inédite, intégrons à nos tribulations une halte au CRR de Nantes : rencontre autour du répertoire soliste, entre une poignée d’étudiants du troisième cycle spécialisé et Philippe Hurel. Surprise : loin de soumettre un florilège exclusivement constitué de pièces du compositeur invité, ce rendez-vous explore en ouverture une page pour guitare solo d’Hans Werner Henze et Harpalyce pour harpe de Marius Constant. Plus que le choix des œuvres, l’interprétation lance le dialogue. Hurel évoque les particularités langagières d’Henze qu’il présente comme un « compositeur caméléon » entre sérialisme intégral et contrepoint sériel postwebernien et aux couleurs proches de la Sérénade Op.24 de Schönberg : « c’est un drôle de personnage, très peu joué en France ». Une nouvelle écoute oriente la discussion vers la relation entre esthétiques française et allemande. Harpalyce se révèle plus intéressante que nous ne l’imaginions. Debussyste par bien des aspects, cet opus propose une myriade de modes de jeu dans une écriture redoutablement efficace. Hurel fait part de son utilisation spécifique de la harpe dans le cadre de pièces pour orchestre. La dernière session (mercredi) est dédiée à Altomobile pour alto seul (1985).

Nous retrouvons jeudi « l’équipe Utopik-Hurel » au grand complet pour la répétition matinale de Figures libres et Cantus. Nous assistons aux derniers réglages et à l’appropriation de l’acoustique du Théâtre Graslin. Dans Figures libres, le travail est essentiellement consacré à l’équilibre : trio soliste et ensemble (premier mouvement), doublure piano/cloche à vaches, souffle des bois (II), coda bois/percussion/piano et réglage des transitions de modes de jeu (III). Pour Cantus, il s’agit de peaufiner les interstices, les « passages planants », mais surtout de sonoriser la voix et de régler la diffusion du carrousel clôturant la pièce. D’ordinaire joué par les deux percussionnistes depuis leurs sets, ce dernier (réalisé à partir d’un pattern contrapuntique, aux couleurs proches de senzas africaines, de boîte à musique) est ici déclenché par ordinateur.

L’après-midi, concert-portrait pour les élèves des classes à horaires aménagés (CHAM) et de la filière Technique de la musique et de la danse (TMD), tous musiciens en herbe. Le concert débute par l’exécution du premier mouvement du Tombeau in memoriam Gérard Grisey. Bien équilibrée, malgré une sonorité assez sèche, cette « version Graslin » profite d’une acoustique qui permet généreusement la fusion des timbres dans le registre médium. Hurel explique son rapport particulier à la musique spectrale et développe les objectifs visés (recherche d’alliages, créations d’hybrides). Suit un cheminement analytique à travers Figures Libres. Toujours pédagogue, le duo Hurel-Bourcier présente les principes d’organisation du premier mouvement : juxtaposition d’un fragment sur des vitesses différentes (figures en augmentation), confrontation entre le groupe bois/percussion et le trio à cordes sur une texture très lente. D’abord éloignées, ces différentes formules se rencontrent dans des associations de figures rythmiques. L’analyse se poursuit par la mise en perspective des matériaux des deux premiers mouvements. Le motif de tête de la seconde cadence de piano (I) est ré-exploité dans le II : sur des vitesses différentes, dans une association cloche à vaches/piano, harmoniques de cordes et bois. Le III n’est pas en reste dans l’exploitation de ce motif-clé : clarinette basse, imitée par le violoncelle, sur roulement de grosse caisse, harmoniques de piccolo doublés par le glockenspiel. Connecté au début de la pièce, la fin fusionne trio à cordes et ensemble par la transition du mode de jeu flautendo vers piqué.

Plus brève, la présentation de Cantus insiste sur les enjeux de l’écriture vocale (idée d’une voix qui se mêle aux sons ambiants). L’ensemble fait entendre un canon aux sonorités extra-européennes dans lequel la voix est doublée par le marimba utilisé en caisse de résonnance. Une autre section met en évidence la grande diversification des vitesses entre soprano et ensemble, ainsi que la création de sons synthétiques. Avant de laisser la parole au public, Philippe Hurel déclenche le carrousel depuis la table de mixage. Le traditionnel concert ferme cette résidence passionnante [lire notre chronique du 29 mars 2013].

NM