Chroniques

par nicolas munck

Utopik invite Philippe Hurel
concert de clôture d’une résidence

Théâtre Graslin, Nantes
- 29 mars 2013
le compositeur Philippe Hurel, invité en résidence à Nantes par Utopik
© c. daguet | éditions henry lemoine

Ultime rendez-vous de la résidence nantaise de Philippe Hurel, ce concert-rencontre conserve la teneur pédagogique et « bon enfant » présente toute cette semaine. De même que Le marteau sans maître [lire notre chronique du 1e février 2013], il est précédé d’une courte présentation, assurée par Michel Bourcier (directeur musical de l’ensemble) et le compositeur invité, et prolongée par un bref parcours analytique dans Figures Libres (2000/2001) pour flûte, hautbois, clarinette, violon, alto, violoncelle, piano et percussions. Précis et percutants, usant d’exemples pertinents et parlants, ils expliquent les principes d’organisation de chaque mouvement, avec la complicité des musiciens. Conduit avec légèreté et une pointe d’humour, ce prélude en confrontation guidée, qui fait percevoir quelques traits de la personnalité d’Hurel, est un moyen idéal de plonger dans son univers riche et complexe.

Dans la foulée, Utopik donne à entendre la version complète des très virtuoses, voire sportives, Figures Libres. Contrairement à ce que le titre laisse entendre, le matériau de cette œuvre appelle plus la contrainte que la liberté. L’objectif est surtout de contrarier une trajectoire trop prévisible du discours musical. Pour le compositeur, « la figure imposée organise la pièce, tandis que des figures libres la perturbent ». Le premier mouvement, dont l’écriture est polarisée autour du trio à cordes, présente un ensemble instrumental aux contours d’abord jazzistiques qui vient prolonger l’écriture contrapuntique du trio à l’aide de colorations et d’accentuations de motifs ponctuels. Mis en lumière à l’aide de cadences virtuoses, le piano intervient comme un élément de structuration tout en contribuant à la génération de « sons complexes » : registrations graves en cluster dans la résonnance du tam-tam, fusion dans le registre aigu avec les cymbales antiques, etc. Dans la continuité de ce son de synthèse, fusionné, le deuxième mouvement propose, sur un développement de « motifs thématiques » tirés du premier mouvement, un discours plus figé dans lequel l’ambiguïté de perception est reine. Une oreille sensible aux transformations et traitements électroniques y entendrait probablement delay polyphoniques, harmonizers, mais avec la richesse organique de l’acoustique pure. Enfin, d’une tension rythmique haletante et conduit par l’idée d’accumulation d’énergie et de saturation, le troisième se résout dans un impact de cymbale chinoise immédiatement entretenu par un souffle glissé des vents (sans instruments) et des cordes. À la complexité du discours répond une notable difficulté d’exécution. Toutefois, grâce à un évident sérieux de préparation et à un engagement physique sans compromission, Utopik livre une version convaincante d’un opus aux exigences multiples. Au delà d’une virtuosité presque démoniaque, nous sommes séduit par le contrôle des équilibres et d’une pensée « son global » permis par le travail, mais aussi par une entente musicale qui s’affine un peu plus chaque année.

Fidèle à la tradition des Rencontres Utopik, le cœur de la soirée suggère une étonnante mise perspective des Gesang der Frühe Op.133 de Schumann et du Tombeau in memoriam Gérard Grisey (1999) pour percussion et piano, littéralement encadré par ces cinq pièces de 1853 pour piano seul. Si ce choix fut initialement pensé comme une respiration dans le programme, il est possible de tisser des liens entre l’approche de ces deux musiciens. Hurel semble en effet retenir de l’enseignement schumanien une prédilection pour la continuité du discours, la clarté formelle et l’épaisseur harmonique. Selon ces critères, loin de constituer ici une diversion ces cinq Chants de l’aube soulèvent de nouvelles problématiques compositionnelles chères aux deux créateurs. Cette clarté de la forme, très palpable dans l’opus 133 (alors que Schumann est en proie à la folie), est généreusement servie par la clarté de jeu de Ludovic Frochot. Le son plein se déploie avec naturel dans une conduite harmonique qui témoigne d’une connaissance approfondie de ce répertoire. Cette interprétation respire et profite allègrement de l’acoustique du lieu.

Inséré entre Lehaft (n°3) et Bewegt (n°4), Tombeau in memoriam Gérard Grisey replonge dans une virtuosité à fleur de peau. Conservant son poste, le pianiste est rejoint par le percussionniste Hédy Réjiba (professeur au Conservatoire et membre fondateur d’Utopik). Utilisant une forme à reprise, l’œuvre présente une étonnante similitude avec la limpidité structurelle de Schumann. Ici encore, Philippe Hurel cherche une corrélation entre des phrases caractérisées, des repères auditifs clairs et la création d’un son synthétique et ambigu. Cette version marquera les esprits par la rigueur de sa mise en place et son côté incisif. Le public ne s’y trompe pas puisqu’un « bravo ! » du cœur, rapidement rejoint par un chaleureux accueil, fuse du fond du parterre.

Le programme se referme sur Cantus (2006) pour soprano et ensemble (effectif de Figures Libres sans alto et hautbois, mais avec un instrumentarium de percussion densifié). Dans un ballet final de changement de plateau, Françoise Kubler, créatrice et dédicataire de l’œuvre [Strasbourg, 2006], gagne la scène. Rédigé par le compositeur, le texte de Cantus est à concevoir comme un « mode d’emploi » (pour reprendre ses propres termes) décrivant topologiquement parlant les transformations et le déroulement des actions sonores. Oscillant entre onomatopées et éléments textuels, la voix est résolument insérée au discours instrumental à la manière d’une pièce mixte où l’électronique serait réalisée par l’ensemble. Difficile de ne pas penser à l’excellent Voi(Rex) de Philippe Leroux (2002) : au delà d’une certaine proximité dans le rapport à la vocalité et dans les techniques d’instrumentations, ces pièces se font surtout métaphore de l’acte créateur en rendant le laboratoire visible ou audible. Cantus donne l’occasion de mesurer une nouvelle fois les remarquables qualités de Françoise Kubler qui de ses dangers vient à bout.

Un bémol : s’il est judicieux de sonoriser la voix, afin de profiter au maximum de l’articulation et de surligner légèrement le texte, cette valorisation n’est pas constante dans l’ensemble de la salle. À proximité des haut-parleurs du premier balcon, la voix couvre partiellement l’ensemble et rend moins effectifs certains équilibres, notamment dans la si réjouissante section où le marimba joue le rôle de caisse de résonnance de la voix en scat. Malgré cette réserve, le concert de clôture est une réussite évidente. Reprenons donc le commentaire de Philippe Hurel prononcé lors de la répétition de Figures Libres : « il va falloir compter avec Utopik. Cet ensemble ne rigole pas ! ». En décidant de prendre le temps de faire un travail de détail tout en s’attelant à des partitions astreignantes, Utopik offre une voi(e/x) singulière dans le paysage contemporain. Suivons-la.

NM