Chroniques

par bertrand bolognesi

Und
opéra de Daniel D’Adamo

Maison de la musique, Nanterre
- 7 mars 2024
Création mondiale d'UND, opéra de Daniel D’Adamo d'après Howard Barker...
© jihyé jung

Le bras de Laurent Cuniot plusieurs fois s’est levé, activant temporairement une battue, comme pour répéter un trait tandis que le public s’installe dans l’auditorium de la Maison de la musique de Nanterre. Les spectateurs en sont encore au bavardage qui toujours précède enchantements et désastres du théâtre lorsque sonne et s’impose, par une sorte de discrétion miraculeusement absorbante, la musique de Daniel D’Adamo, confiée à huit solistes de l’ensemble TM+. Sur scène, une douzaine de chiens blancs, statufiés, le mufle diversement orienté, forme une diagonale dans la relative obscurité de la scénographie de Chantal de La Coste dont les lueurs, créées par Elsa Revol, se reflètent sur un sol quasi aquatique selon une coruscation rendue paradoxalement éternelle. Und a commencé… a commencé bien avant ce moment d’Und auquel nous assistons, a commencé dans une rencontre amoureuse, dans l’attente d’une arrivée ou d’un retour. Und, encore, a commencé dans un pli de l’Histoire, un virage de violence collective, de collective souffrance, dont les cahiers d’écritures du Temps à jamais rougiront de honte.

Und… non, il ne s’agit pas du texte écrit par Kandinsky en 1927, quand bien même Howard Barker, auquel le compositeur argentin [lire nos chroniques d’Anima urbana (Paris), La haine de la musique, Kamchatka et The Lips Cycle, ainsi que notre entretien de janvier 2017] a emprunté la pièce, invite très volontiers un dramatis personæ de beaux-arts dans son théâtre – l’Und originelle cite, quant à elle, le paysagiste flamand Ruysdael, comme par contraste avec le contexte dépourvu d’anodin où se déploient les mots. C’est d’ailleurs à partir de la peinture que s’édifiait, il y a une trentaine d’années, la première mise en opéra d’un texte de Barker : l’autoportrait présumé de Goya, peint en 1798 et acquis en 1922 par le Musée d’Histoire de l’Art de Vienne qui aujourd’hui le conserve au Belvédère donnait naissance, le 20 juillet 1992, à Terrible Mouth du musicien d’origine écossaise Nigel Osborne. Und, c’est notre Et, conjonction de coordination grâce à laquelle main et voix assemblent deux entités. Und, la relation entre une femme qui, seule sur scène, attend l’autre, en retard, qui ne viendra pas. Und, ce mot-là qu’on vient de préciser, mais en langue allemande, l’équivalent de l’And britannique de l’autre côté du Rhin, de ce côté-là de l’Europe où celle qui répète obsessionnellement « je ne suis pas une aristocrate, je suis une Juive » put, sans qu’il le soit dit ni plus clairement évoqué, vivre le pire. Enfin, il suffira d’ajouter un H pour qu’Und, le nom même du personnage en présence, se fasse Hund – sur le miroir à marcher, devant nous, l’animal est décliné en douze exemplaires.

« Un mot peut être ébouriffé […] il n’y a pas que les cheveux les mots prenez CHIEN. Non pas chien, chien sous-entendrait un ressentiment, chien lui laisserait entendre qu’il m’a offensée […] non, pas chien, j’ai pris chien comme ça, j’ai pris chien au hasard [..] Voilà. Une ou deux éclaboussures suggérant l’impatience ou le mépris [..] Le mot CHIEN, là, tout seul, même souligné, ne constituerait pas, pas nécessairement une insulte [..]… ». Le dire sans cesse recule, avance, défait son pas dans l’avenir impossible, dans le souvenir magnifié, dans une ambigüité indéfinie qui tend vers une salutaire abstraction, à surpasser la réalité. « Le mot JUIVE peut-être. Seul. Là, au centre de la page, souligné, souligné d’un seul trait, doit être lu peut-être comme une excuse, c’est ainsi en tout cas que je compte le lire. Si le mot avait été CHIEN, comme cela aurait été différent… » Aussi la partie vocale se forme-t-elle en boucle d’interminables recommencements, encouragée par la cloche et par l’aposiopèse – tout, décidément, ne sera jamais dit. En fosse se développe également une sorte d’esthétique de l’attaque où, passé la détente de chaque amorce, s’écoule une quasi-liquéfaction harmonique. Lorsque la chanteuse suspend l’élan, l’ensemble instrumental assume un continuo sur lequel pensée et discours pourront reprendre appui pour continuer, encore un peu plus loin ; de même certaines notes se voient-elles prolonger au delà des extinctions de la fosse, générant le dépassement de cette fragmentation intrinsèque au matériau littéraire. « J’aime les chiens […] les chiens sont fidèles, les chiens sont loyaux… ».

Dans cette spiralisation du souvenir, du commentaire d’une attente vraisemblablement jouée par l’unique personnage qui sait bien n’attendre rien, spiralisation du dire et de la musique, Und, apparue en fond Jardin dans une épaisse fourrure dont le lourd capuchon enfouie les premiers phonèmes de l’opéra, finira par s’agenouiller en Cour, plus proche de nous en ce qui concerne la profondeur du plateau, selon un parcours scénique contraire puisqu’il est, lui, parfaitement linéaire. Via cet antagonisme fécond la metteure en scène Julie Delille, qui signa le livret avec Daniel D’Adamo, souligne ingénieusement la condition de l’œuvre, pour ainsi dire. Sans excès de dramatisation, la partition cisèle une respiration propre dont les oxydations timbriques, au charme intrusif et lancinant, aimante l’auditeur vers ces lieux qu’il ne saurait voir, celui où la narration s’échine, celui dont cette narration naquit, enfin celui du sentiment, peut-être, sourdant en son acception Empfindsamkeit, comme pour la Passion d’Und. Parce que « nous aussi nous avons des manières », elle articule son dire en trois tasses de thé, dispositif élégamment suspendu sur têtes canines, suivant un aparté auto-parodiste où se constitue la possibilité d’en continuer le théâtre, aussi dérisoire et douloureux soit-il, en dépouillant peu à peu la vêture de quelques pans. Le soprano Gaëlle Méchaly mène adroitement sa danse, d’un organe souple et expressif [lire nos chroniques d’Actéon, Cenerentola, Médée, Angélique, Sortilèges et carafons, Hin und zurück et Le Magnifique], jusqu’au recueillement définitif – « Je suis morte d’avoir vu… d’avoir vu… morte » –, devant un petit tertre de cendres.

Une heure et quart plus tard, Nicolas Arsenijevic (saxophone), Gilles Burgos (flûte), Hélène Colombotti (percussions), Nicolas Fargeix (clarinette), Ninon Hannecart-Ségal (piano), Florian Lauridon (violoncelle), Maud Lovett (violon) et Charlotte Testu (contrebasse) se taisent, de même que la chanteuse. Et l’on quitte la salle bouleversé sans encore savoir pourquoi. S’il est avéré qu’Howard Barker aiment les acteurs, Daniel D’Adamo, à l’évidence, aime passionnément les voix, à travers une écriture inventive et sensible.

BB