Chroniques

par bertrand bolognesi

Giacomo Puccini
Turandot

1 DVD Arthaus Musik (2009)
107 094
production salzbourgeoise de 2002

Les princesses inspirent les conteurs et les musiciens, surtout si les habite une tendance à la cruauté. Ainsi de cette splendeur de vierge chinoise imaginée par l’orientaliste François Pétis de La Croix qui, après maints voyages officiels pour le Secrétaire d'État de la Maison du Roi et de la Marine, autrement dit Jean-Baptiste Colbert, publiait dans les premières années du XVIIIe siècle, outre des ouvrages sérieux et bientôt de référence sur l’histoire de la Perse et quelques dictionnaires, plusieurs volumes de légendes orientales dont certaines par lui dûment recueillies et d’autres purement inventées. S’inspirant d’un récit persan médiéval, l’un des contes de ses Mille et un jours (1710-1712) évoque une certaine Touran dokht, comprendre « fille de Touran », ce qui situerait plus précisément l’intrigue dans un empire turcique d’Asie centrale qui jamais n’exista. Et à parler d’Asie, le nom même de l’exilé Timur (comprendre temir, le fer) l’apparente à la dynastie des Timourides fondée au XIVe siècle par le redoutable empereur Timur Lang (autrement dit Tamerlan) – et à rechercher les origines de chacun des noms des personnages en situation, l’on constatera un exotisme assuré pour le Vénitien Carlo Gozzi qui, une cinquantaine d’années plus tard, s’empara du conte dans une fable tragicomique en cinq actes qu’il intitulait Turandot.

Gozzi, encore Gozzi ! C’est que l’univers particulier du dramaturge, avec ses monstres et magiciens, exciterait tant l’avenir littéraire, principalement romantique, que musical. En témoignent Die Feen de Richard Wagner (1833, d’après La donna serpente, 1762) et, surtout, L’amour des trois oranges de Sergueï Prokofiev (1921, d’après L'amore delle tre melarance, 1761). Quant à la Turandot de 1762, c’est d’abord la traduction de Johann Christoph Friedrich von Schiller (parue sous le titre Turandot Prinzessin von China) qui la fit connaître dans les pays de langue allemande. Ainsi adaptée, la pièce est jouée à Weimar en 1804 accompagnée de la musique de scène de Franz Seraph von Destouches, puis à Stuttgart en 1809 avec celle de Carl Maria von Weber (son Opus 37). Au delà de ces pages encore subalternes au théâtre, dès la même année s’enchaîneront plusieurs partitions outre-rhénanes s’emparant totalement de Turandot : l’opéra-comique Turandot ou L’Énigme de Karl Blumenröder (Munich, 1809), le Singspiel Turandot de Franz Danzi (Karlsruhe, 1817), l’opéra tragicomique Turandot de Carl Gottlieb Reissiger (Dresde, 1835), l’opéra séria Turandot Prinzessin von Shiraz de Johann Hoven (Vienne, 1838), l’opérette Turandot de Karl Ferdinand Konradin (Vienne, 1866), etc.

Le premier italien à se pencher activement sur le conte de Gozzi est le violoniste et compositeur lombard Antonio Bazzini – dont la manière, approchée à travers la subtilité d’écriture de sa musique de chambre (quelques six quatuors à corde, un quintette à deux violoncelles, etc.), affirmant un certain génie mélodique, fascinerait le jeune Puccini. Le 13 janvier 1867, la Scala (Milan) créait sa Turanda.

Au début des années vingt, en pleine montée du fascisme en Italie, Giacomo Puccini commence à soixante-deux ans, et après plusieurs années de silence musical, son nouvel opéra, Turandot. Il mène à bien une bonne moitié du travail lorsqu’il doute au point de se demander s’il ne devrait pas renoncer. Le destin décidera pour lui : atteint d’un cancer de la gorge, le Toscan s’éteint à Bruxelles en novembre 1924, laissant inachevées les dernières scènes de son œuvre. Arturo Toscanini et l’éditeur de Puccini commandent alors une fin au compositeur Franco Alfano dont le cinquième opéra Sakúntala (d'après Kalidasa) avait été créé à Bologne trois ans plus tôt. S’appuyant sur les esquisses du maître défunt, Alfano livrerait une version qu’à la création qu’il dirige le 25 avril 1926 à la Scala Toscanini coupera, l’estimant trop peu puccinienne. On joua longtemps cette seconde version Alfano avant que de revenir à l’originale. Après que Riccardo Chailly ait donné la création de la nouvelle mouture de cette dernière scène, signée Luciano Berio (2001), en concert à la tête du Koninklijk Concertgebouworkest, le 24 janvier 2002, Kent Nagano la crée sur scène le 25 mai de la même année, à Los Angeles.

Ce Turandot constitue donc un nouveau regard porté sur l’inachèvement de Puccini, Luciano Berio s’étant penché précisément sur les esquisses connues mais aussi sur les intentions formulées çà et là par l’auteur. Mais créateur lui-même, Berio propose, en habitué qu’il fut de ces réappropriations géniales de l’œuvre des anciens – on pense aux ingénieuses orchestrations de Lieder de Mahler (cinq en 1986, sept en 1987), par exemple, ou à La Ritirata notturna di Madrid d'après Boccherini (1975) –, une extension d’aujourd’hui à cette ultime scène, introduite par un long interlude orchestral à la trame complexe, plus proche de l’esprit qui conduisit à la composition de Rendering d’après Schubert, en 1990, qu’à celui, kaléidoscopique, de la Sinfonia de 1968.

Aussi, cet aspect de la question n’échappait-il pas au metteur en scène David Pountney qui, dans cette production salzbourgeoise de 2002, imagina un final se déroulant de nos jours, grand duo Calaf-Turandot autour du cadavre de Liù dont respectueusement l’on fait la dernière toilette, issue salutairement sobre d’une représentation d’emblée conduite par une judicieuse esthétique de l’accumulation, voire de la duplication, mélangeant rêves de Chine et pupi siciliens en autant d’être terribles dotés de mains-cisailles dans un univers d’engrenages, de roues, de machines. Au monumentalisme de la réalisation répond une correspondance rythmique parfaite entre la chorégraphie de plateau et une partition volontiers obstinée. Loin de se contenter d’une option forte, Pountney manie les symboles, comme le saisissant jeu de passation de personnage, pourrait-on dire, entre Liù se sacrifiant et Turandot découvrant l’amour, ou le défilé des femmes au troisième acte, manteaux-tiroirs-à-bijoux, métaphore exquise dans un opéra dont l’héroïne est la virginité cruelle.

Quoiqu’inégale, la distribution sert l’ouvrage. Robert Bork livre un Mandarin ferme et sans problème, les ministres Boaz Daniel, Vicente Ombuena et Steve Davislim s’avèrent équilibrés, avec une préférence pour le troisième (Pong), ténor avantageusement timbré, tandis que Paata Burchuladze donne un Timur surfait au vibrato trop copieux, à l’émission un peu basse. L’Altoum de Robert Tear convainc aisément, doté d’une voix qui véhicule d’un bout à l’autre une grande compassion. Si l’on goûte la lumière particulière du timbre de Johan Botha, son Calaf manque terriblement de charisme, malheureusement. En revanche, l’incarnation directement attachante de Cristina Gallardo-Domas, posant des aigus dans une douceur inouïe, maniant souplement son phrasé, fait merveille en Liù. Largement impactée, l’opulente couleur vocale de Gabrielle Schnaut campe une Turandot imposante, effrayante même, dont on regrette cependant une relative instabilité de l’intonation.

À la tête des Wiener Philharmoniker, Valery Gergiev imprimait, ce soir-là, une cruelle régularité à la représentation, tout en profitant adroitement de la richesse des alliages instrumentaux dont il soignait la couleur (ainsi de l’indicible demi-teinte introduisant le chœur O taciturna, par exemple). Comme préludant à la découverte du final de Berio, le chef russe souligne la modernité intrinsèque du dernier Puccini, les audaces de son orchestration, signant une interprétation d’un grand relief.

BB