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Chroniques
Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner (version de concert)
Successivement Parsifal, Pelléas, Tristan… une semaine sainte avec un peu d'avance, en quelque sorte. Le Théâtre des Champs-Élysées se préparait à accueillir Andris Nelsons dirigeant son premier opéra dans une salle parisienne à la tête de son City of Birmingham Symphony Orchestra. Nous l'avions entendu diriger Lohengrin à Bayreuth [lire notre chronique du 14 août 2011] ; ce concert est l'occasion de le découvrir dans un très attendu Tristan en version de concert, nouvelle étape dans un parcours déjà fort prometteur.
L'introduction donne un aperçu particulièrement éloquent de ses intentions dans cet ouvrage. L'orchestre est abordé comme on le ferait d'une matière organique, autrement dit davantage sous l'angle de l'énergie à fournir, loin du raffinement unitaire des timbres et des couleurs. Le discours musical se trouve ainsi allégé de sa force de gravité (au sens propre et figuré), avec le risque d'un certain relâchement dans la synchronisation des coups d'archets et d'une disparité dans les réflexes d'attaques. Détail révélateur : Nelsons marque la résolution de l'accord d'un violent coup de talon, manifestation d'un juvénile et bouillonnant… aux antipodes d'une volonté d'aguicher un public déjà conquis par tant d'engagement.
L'option de faire circuler les chanteurs sur le devant de la scène pose la problématique inverse de l'option retenue par Daniele Gatti quelques jours auparavant [lire notre chronique du 9 mars 2012]. Les voix se trouvant spontanément libérée du rideau orchestral, certains formats modestes se trouvent rehaussés à une échelle dynamique qu'ils n'auraient pu atteindre sur une scène d'opéra. Même le marin a quitté les coulisses pour venir chanter au cœur de l'orchestre, ce qui enlève une part de mystère à cette voix immatérielle qui d'ordinaire tombe ex nihilo des cintres. L'Isolde de Lioba Braun affiche, dans le premier acte, une puissance d'émission qui sacrifie à l'efficacité le souci de plaire par la beauté du timbre. Quelques stridences dans l'aigu signalent une fatigue latente chez celle qui a commencé sa carrière avec le rôle de Brangäne, mieux adapté à ses moyens d'alors. Le timbre ne varie pas beaucoup, pincé dans le haut médium par l'effort à se maintenir dans un registre incommode. Christianne Stotijn n'offre pas en Brangäne un pendant vocal de même stature. Vibrante et à plusieurs reprises inaudibles, elle résiste mal au volume orchestral et semble survoler une partition trop exigeante pour elle. Andris Nelsons ne fait rien pour limiter la puissance sonore de son orchestre, oubliant que les qualités intrinsèques des musiciens anglais ne sont pas celles de l'orchestre du Festival de Bayreuth.
Dans le récit d'Isolde, il secoue son monde et file tout droit. Liona Braun suit avec brio et engagement, même si elle laisse quelques notes dans le grave au passage. Le Tristan de Stephen Gould est sonore et tout terrain. Face à la masse impressionnante des cordes qui marquent son entrée, il répond par une belle projection et une noblesse de ton qui force le respect. La cascade de notes moirées soulignant l'effet du philtre d'amour donnerait presque envie d'y goûter, si le Kurwenal de Brett Polegato ne venait interrompre ce moment par une prononciation assez hasardeuse et d’ennuyeuses platitudes de phrasé. Coincés dans un angle, derrière l'orchestre, les pupitres masculins du chœur Accentus peinent à rendre compte de l'agitation de l'équipage à l'approche de la Cornouailles.
Comme tout le laissait craindre, le deuxième acte se fait moins urgent, moins précis également et, en définitive, moins captivant. Le problème vient clairement de la surexposition de l'orchestre que Nelsons tient à bout de bras, en concentrant de fait tous les dangers liés à cette abondance de bonnes volontés. Tout le hors champ (en particulier les fanfares de cors) sonne étrangement désordonné, foutraque. Les volutes nerveuses des cordes font disparaître les voix d'Isolde et Brangäne dans la masse sonore. Le duo d'amour n'a pas le temps de s'épancher sur le bonheur d'être ensemble, il faut se jeter avidement dans ces vers opiacés à la fois si naïfs et si beaux. Les aigus conjugués saturent fréquemment, on frise la sortie de route à de multiples reprises, car l'effort qui les contraint à pousser la voix trop avant révèle leurs limites à tous deux. Les appels de Brangäne sont tremblés à la manière ancienne des chanteuses d'avant-guerre. La trahison de Melot aurait mérité plus de noirceur que n'en met le placide Ben Johnson. Quant au roi Marke de Matthew Best, on doit se contenter d'une prosodie contrainte et de l'usure d'une voix atone et sans relief.
Dans l'introduction du troisième acte, l'orchestre lâche prise, dépassé par les événements – à l'image de ce faux départ du violoncelle solo récupéré in extremis par la baguette de Nelsons. Les cordes affichent une belle unité mais d'une correction à fleur de notes, bien loin des abîmes métaphysiques qui menacent sous le glacis harmonique. La mélopée du pâtre est bien négociée sans que Brett Polegato ne fasse croire une seconde à la désolation de Kurwenal aux côtés de son ami allongé sans connaissance. Dans l'emballement à la vue du navire d'Isolde, des cordes bien domestiquées doublent les timbres falots d'une petite harmonie imprécise dans ses attaques. Les cuivres noient la scène, obligeant Stephen Gould à un vilain numéro d'escamotage dans tout le registre aigu. La Liebestod démontre la capacité de Liona Braun à s'économiser pour ne pas défaillir dans ce périlleux moment qui signe souvent le succès ou la chute d'une production.
En conclusion, il serait sévère de parler d'occasion manquée même si l'on ne saurait porter trop haut la réalisation d'un jeune chef fuyant la routine au risque de ne laisser de ses troupes que des cendres, aussi somptueuses puissent-elles être.
DV