Chroniques

par david verdier

Parsifal | Perceval
Bühnenweihfestspiele de Richard Wagner (version de concert)

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 6 et 9 mars 2012
Richard Wagner photographié à Bayreuth en 1882 – dernière image ?
© dr | wagner à bayreuth, 1882

Wagner sans les images. En temps normal, une version de concert apporte son cortège d'émotions et de frustrations. C'est peu de dire qu'elles sont exacerbées dans cette production bayreuthienne, privée de toute référence scénique. La direction de Daniele Gatti continue de renvoyer au fabuleux théâtre onirique que constituait la mise en scène de Stephan Herheim [lire notre chronique du 15 août 2011]. L'injustice semblera d'autant plus grande quand on sait que le chef milanais n'assurera pas cet été la captation « officielle » de ce spectacle (remplacé par Philippe Jordan). Il y a fort à parier que l'orientation des tempi éclairera d'un jour inédit cette troublante superposition entre mythe du Graal et exploration de l'Histoire allemande au XXe siècle.

Loin des clichés, ce Bayreuth-sur-Seine restera un des temps forts de cette saison, comblant pleinement l'attente d'un public venu nombreux découvrir un Orchestre National de France d'une grande tenue, des solistes hors pair et un chef incontournable dans le paysage lyrique international. L'orchestre se répand sur toute la largeur de la scène, obligeant les pupitres de premiers et seconds violons à occuper l'espace latéral, avec, symétriquement et de part et d'autre, des harpes placées en bout de rangées. Le cadre de scène oblige à dissimuler les contrebasses et les percussions respectivement côté jardin et côté cour. Les chanteurs s’expriment quasiment tous sans partition ; seul le choix de les faire circuler à l'arrière de l'orchestre, juste devant le chœur, occasionne certains problèmes de projection – largement compensés par la qualité du flux musical ininterrompu. Si ce Parsifal consacre la réussite d'un chef, il confirme que sans vision musicale de qualité, les solistes ne peuvent sauver un ouvrage à la trame narrative si peu spectaculaire.

Dans le Prélude, Gatti inscrit son geste dans l'amplitude d'une grande respiration, contraignant à la plus grande attention en ce qui concerne la netteté des attaques, non sans mal d'ailleurs. On comprend vite l'importance pour lui d'organiser le discours musical autour de ces parenthèses de silence parfois béantes et proportionnées par la seule intention de traduire ce flux de conscience qui parcourt l'espace sonore. Durant tout le récit de la perte de la lance et de la malédiction d'Amfortas, Gatti déroule de somptueuses volutes de notes, exposant volontiers un volume orchestral plein de noblesse.

Seule ombre – de taille – à ce tableau : le Gurnemanz grippé de Kurt Rydl, remplaçant au pied levé un Kwangchul Youn lui-même défaillant. Alors même qu'il ne peut être pris en défaut par la connaissance du rôle, il est réduit à compenser sans cesse de nombreux décrochages dans l'intonation et la justesse, se raccrochant à une expressivité qui le fuit, faute de moyens techniques. Le timbre désormais crayeux et délabré n'est plus que l'ombre de sa splendeur passée. Dans tout le premier acte, le vibrato trop large ne le nourrit plus, ce qui perturbe passablement le fil du récit – élément si important chez Wagner.

La Kundry de Mihoko Fujimura évite la raucité trop convenue, malgré un timbre décidément sec et parlando. Ses couleurs sont d'une matité telle que le dérangement spirituel et psychologique du personnage hésite à s'extravertir au delà des notes. Detlef Roth compose quant à lui un Amfortas vibrant, presque urbain et courtois dans sa déploration. Sans atteindre les élans d'un George London ou l'amertume d'un Thomas Stewart dans la même scène, sa supplication n'en est pas moins bouleversante.

Pour la première montée au Graal, introduite par la « musique de transformation » (Vervandlungsmusik), Gatti opte pour un étirement du tempo qui révèle les chatoiements et différences de densité sonores. L'assise contrebasse-violoncelle est idéale dans l'étagement du chœur, mieux contrôlé et plus incarné dans la seconde soirée. Le statisme de rigueur concentre les timbres sans toutefois les incarner au même degré que le souvenir que nous avions in loco avec un chœur qui mérite à lui seul qu'on fasse le voyage sur la colline verte… La Maîtrise de Radio-France apporte une touche légèrement édulcorée, indépendamment d'une justesse et d'une conduite parfaites. Hors champ et singulièrement insipide, le Titurel d'Andreas Hörl n'appelle en rien à un dévoilement du Graal qui, paradoxalement, demeure mémorable une fois de plus par le travail du chef pour obtenir son « négatif » dans letremolo infini de contrebasse qui double les violoncelle, tapis obscur au-dessus duquel le chœur s'élève en aspirant les premières notes de manière immatérielle. Seule la trompette solo, pourtant à palettes, perce d'une sonorité trop claire le sublime rideau tendu d'un bout à l'autre de l'orchestre. Après l’avoir littéralement pétrifié au moment de l'Eucharistie, Gatti relance le tempo à la fin de la scène comme pour marquer le retour de la réalité après le rêve.

L'entame du deuxième acte ne laisse aucun répit à des cordes fouettées à vif, d'un geste nerveux qui en resserre les traits. Le geste se souvient de la mise en scène, comme lors des très opératiques silences (« bist du kühn ? »). Klingsor chante correctement mais sans cette perversité vicieuse qui marque l'écoute. Face à lui, Fujimura joue la soumission et la folie avec une application très loin des faux-semblants extrêmement complexes qui dans cet acte justifieraient l'emploi d'une seconde chanteuse, ce qu'aucun chef n'a tenté depuis Karajan à Vienne en 1961. Les filles-fleurs dégagent une sensualité d'entomologiste, notamment en raison d'intonations uniformément pincées et rectilignes qui ne demanderaient qu'à s'exprimer sur une vraie scène. Le Parsifal de Christopher Ventris reste un peu en-deçà dans tout le début de l'acte. Il faut attendre le dialogue avec Kundry pour qu'il retrouve la palette expressive d'un rôle qu'il maîtrise parfaitement. La couleur vériste du double mouvement de séduction-répudiation est soulignée par le formidable numéro auquel se livrent les deux protagonistes, en particulier Fujimura avec ce rire jeté avec l'énergie du désespoir (« ich sah Ihn und lachte ») et le silence béant qu’impose le chef juste après.

La vague lenteur du prélude du III fait ressurgir la sublime désolation qui fait la marque des grandes versions de l'ouvrage. Les ralentis opèrent comme autant d'introspections dans la chair du son, révélant toute une cosmogonie née de l'espacement des sphères qu'un tempo plus rapide superposerait en en brisant l'équilibre individualisé. Loin des efflorescences suffocantes de mauvais aloi, ce noir-et-blanc en à-plats lissés se prolonge en sublime extase rallentando à l'infini dans la scène de la reconnaissance. Rydl, toujours entravé par un timbre et une précision d'attaque qui se dérobent, ne parvient pas à faire s'élever l'enchantement du Vendredi Saint à la hauteur fixée par la battue.

Comme on pouvait s'y attendre, la seconde montée au Graal est excessivement colorée par la sonorité naturelle des cuivres, contrastant avec l'aspect monolithique et gris du chœur des chevaliers. Alors même que la partition impose un mouvement de marche, le voilà nié par le choix délibéré de les laisser immobiles sur leurs travées. Immobilisme également pour un Amfortas bien esseulé dans une supplique aux connotations étrangement mahlériennes. Sans l'esquisse d'une modulation scénique, il tente subrepticement de jouer falsetto la folie suicidaire qui s'empare de lui. La beauté diaphane de l'orchestre se mue en fulgurance pour offrir à l'ouvrage la plus belle des conclusions : « Nür eine Waffe taugt ».

Rédimer, dit-il.

DV