Chroniques

par bertrand bolognesi

Symposium-Diskurs | Wagner im Nationalsozialismus
Theodor Adorno, Hanns Eisler, Charles Ives, Ernst Křenek et Ervín Šulhov

Bayreuther Festspiele / Haus Wahnfried, Bayreuth
- 30 juillet 2017
Villa Wahnfried, la maison de Wagner à Bayreuth © Bertrand Bolognesi 2017
© bertrand bolognesi

Avant de découvrir demain les Meistersinger de Barrie Kosky, nouvelle production du Bayreuther Festspiele, c’est par un concert assez étonnant que commence notre présence au festival. Il faut dire qu’à partir de cette année, l’institution s’associe au Richard Wagner Museum pour proposer un colloque (conférences, films, tables rondes, etc.). En inaugurant l’opération avec deux denses journées sur le thème Wagner im Nationalsozialismus, les organisateurs disent clairement la volonté d’explorer sans tabou chaque aspect de la constellation wagnérienne. Étude d’un phénomène plus complexe qu’il n’y paraît, ce Symposium-Diskurs se prolonge en quatre concerts.

Dans les années brunes, les autorités défendirent de programmer certains compositeurs parce qu’ils étaient communistes ou soupçonnés de l’être, parce qu’ils étaient juifs, parce qu’ils étaient trop modernes, parce qu’ils mêlaient des rythmes transatlantiques dans leurs œuvres – parfois même parce que toutes ces qualités ô combien déraisonnables étaient réuniesen une seule personne.

Ainsi du Pragois Ervín Šulhov (également orthographié Erwin Schulhoff) dont la musique fut dûment interdite : outre que le jazz s’infiltrait dans sa modernité, il était juif, communiste et homosexuel. Šulhov fut cruellement rattrapé par un sort adverse. Après avoir vécu quelques temps à Berlin, il regagne prudemment son pays… annexé par l’Allemagne nazie dès le 21 mars 1939. Voilà qui l’incite à demander asile à l’URSS. Après beaucoup de temps, il peut enfin quitter le Reichsprotektorat Böhmen und Mähren. En juin 1941, il est détenteur d’un visa russe. Quelques jours plus tard, Hitler déclenche l’Unternehmen Barbarossa et les troupes allemandes entrent chez le géant de l’Est. Arrêté en tant que citoyen soviétique et non en tant que Juif, l’artiste n’est pas déporté à Terezín, antichambre d’Auschwitz, mais au camp de prisonniers de Wülzburg, situé à une cinquantaine de kilomètres au sud de Nuremberg. Il y survit près de quatorze mois, en composant toujours. C’est là qu’il s’éteint en août 1942, à environ deux heures de route de la Colline dont Der fliegende Holländer et Götterdämmerung font alors l’affiche – pour mieux connaître Ervín Šulhov, lire nos chroniques des Sonates pour piano et des Quatuors à cordes par Aviv, Béla et Vogler.

De cet expressionniste ayant gardé contact avec le public, le clarinettiste Gaspare Buonomano, le bassoniste Tobias Pelkner et l’hautboïste Paulus van der Merwe jouent le Divertimento de 1926 que sept brèves séquences construisent sur le modèle baroque de la suite de danses, bien qu’il intègre des danses bien de son temps. À la saine vigueur de l’Ouverture succède une Burlesque obstinée puis une Romance dont les musiciens révèlent la grâce joueuse, volontiers ironique. Après la délicieuse impertinence du Charleston, un cantabile soudain sérieux traverse l’entrelacs vite animé de Thème avec variations et fugue. Le ton retrouve sa bonne humeur avec Florida, un rien bonhomme. Les franches couleurs joviales du Petit rondeau nerveux concluent ce quart d’heure rafraîchissant.

Les vents font place au pianiste Stefan Schreiber qui accompagne Daniel Behle dans Zwei Propagandagedichte von Bertolt Brecht conçus en 1943 par Theodor Adorno. Si l’on connaît surtout le philosophe, et en particulier celui de la musique du XXe siècle, c’est l’occasion de se pencher davantage sur le compositeur [lire notre article sur Zwei Stücke für Streichquartett Op.2]. Sur un chemin d’accords, le ténor allemand livre le sombre In Sturmesnacht, puis la marche implacable de Lied von der Stange, proche de la manière de Paul Dessau. La verve féroce d’Hanns Eisler sonne ensuite dans le bow-window de Wahnfried, avec Lieder nach Bertolt Brecht aus „Schweyk im Zweiten Weltkrieg“ de 1943. Dans une ronde digne d’une revue américaine, Und was bekam des Soldaten Weib s’affaire innocemment de Prague à Tripoli via Oslo, Varsovie, Paris et Bruxelles pour écrouler son manège dans l’ultime Totenfeier du front russe. Tandis que les trois précédents Lieder usaient avant tout d’une déclamation chantée, Kälbermarsch laisse poindre une expression lyrique où Daniel Behle fait entendre des douceurs délicates.

Quelle(s) musique(s) les ressortissants allemands et autrichiens exilés purent-ils entendre au Nouveau Monde ? Stefan Schreiber interroge une autre modernité avec la vingtième étude pour piano de Charles Ives, écrite à la fin de la Première Guerre mondiale, que peut-être Arnold Schönberg (arrivé aux États-Unis en 1933), Ernst Toch (1934), Kurt Weill (1935), Erich Wolfgang Korngold (1936), Ernst Křenek (1937) ou Hanns Eisler (1938) découvrir alors. Quelques extraits de l’Hollywood Liederbuch d’Eisler (1941-43) occupent le cœur de la soirée : inquiétante leztze Elegie, dramatique Auf der Flucht, dont le piano achève la narration, douceur douloureuse d’Hotelzimmer 1942, songe perdu de Maske des Bösen, où l’aigu de Daniel Behle caresse tendrement l’oreille tandis que le piano se souvient du Wagner de Träume, méditations sur la mort dans les mots de Pascal traduits en langue anglaise (Despite these miseries et The only thing which consoles us), balade avortée de Der Kirschdieb, avec son effondrement pianistique, enfin l’hésitant Spruch – pour approfondir Eisler, lire nos chroniques de Lob des Kommunismus, Ernste Gesänge, Ausgewählte Lieder, Deutsche Sinfonie et de l’intégrale de sa musique de chambre.

En 1930, le Viennois Ernst Křenek signe Kehraus um St Stephan, son dixième opéra dont la première, prévue à Leipzig, est interdite par la République de Weimar pour « pornographie ». L’œuvre sera finalement créée en 1990, un an avant la mort du musicien. Le compositeur Michael Töpel (né en 1958) a réalisé une transcription pour hautbois, clarinette, basson et piano de la partie d’orchestre de deux ariosi pour ténor : Das ist es ja : dass wieder Friede ist, élégiaque, puis le véhément Nimm mich fort aus dieser Welt dont l’exigence rythmique semble renouer avec le Divertissement de Šulhov. Voilà qui clôt idéalement le concert ! Après-demain, le mélomane pourra goûter dans ce salon des pages pour piano de Bartók, Boulez, Hartmann, Hindemith et Šulhov, tandis que le dernier rendez-vous de ce cycle, le 22 août, honorera Gideon Klein, Mahler et Schönberg.

BB