Chroniques

par jorge pacheco

solistes de l’Ensemble Intercontemporain
œuvres de Combier, Fujikura, Kahn, Keller et Robin

Centre Pompidou, Paris
- 5 avril 2012
le jeune compositeur français Jérôme Combier
© dr

« Le musical a ce soir le regard tourné vers le théâtral ? »
Avec cette phrase à la prudente ponctuation interrogative s'ouvre la note de programme du concert donné ce soir par les solistes de l'EIC. Le louable effort de chercher un fil conducteur au déroulement de la soirée dont témoigne cette introduction vient cependantplus d'une volonté de trouver à tout prix une quelconque cohérence que d'une véritable unité dans le propos de chaque compositeur. Car la seule œuvre à faire directement référence à l'univers du théâtre est Gone de Jérôme Combier [photo] ; même dans ce cas, la référence à Samuel Beckett ne s'explicite pas par le biais d'une « théâtralisation » du proprement musical, mais au contraire par une « musicalisation » du proprement théâtral. Au delà des particularités de cette soirée, musique et théâtre sont des arts si proches (et encore plus depuis que l'on s'intéresse aux propriétés purement sonores des mots et à celles particulièrement théâtrales de la musique) qu'il s'agit là d'une question que l'on pourrait sans doute poser à quasiment tout concert.

Preuve de la succession imprévisible d'événements qui réunit les œuvres ici à l'honneur, Übersteiger de Stefan Keller ouvre le concert. Initialement programmée à l'occasion du Tremplin 1 de l'Ircam l'année dernière, l'exécution de cette partition dut être reportée à ce soir où elle est donnée en création. L'esprit ludique que dégage l'œuvre par ses interruptions, ses insistantes répétitions, la simplicité des profils mélodiques utilisés, les rythmes syncopés et la référence au jazz, est sans doute lié au titre : Übersteiger veut dire en allemand feinte. Selon les mots du compositeur, ce terme, employé dans le vocabulaire sportif pour désigner un mouvement destiné à tromper l'adversaire, se rapproche phonétiquement d’übersteigen (dépasser, surmonter, sublimer) lié, quant à lui, à l'univers moins profane de la philosophie. Dans ce rapprochement burlesque, destiné à se « moquer un peu des titres à aspirations philosophiques » (nous retiendrons la gentillesse paradoxale de cet « un peu », car l'on se moque ou l'on ne se moque pas, mais peu et beaucoup dépendent de la sensibilité de celui qui est l'objet des moqueries), on devine, sous-jacent, le positivisme musical d'antan, celui qui aimait à considérer la musique « impuissante à exprimer quoi que ce soit ».

S'ensuit l'exécution de Calling pour basson seul de Dai Fujikura. Comme il y eut des artistes occidentaux à se tourner volontiers vers la musique traditionnelle japonaise pour trouver des sonorités particulières, Fujikura semble au contraire vouloir se démarquer de celle-ci et consciencieusement éviter l’étiquette réductrice de « compositeur japonais ». En effet, rien de plus éloigné de l'univers de la musique méditative et entrecoupée de longs silences qu'on aurait pu attendre en découvrantCalling dont le titre rappelle des temps où l'on communiquait en « soufflant à pleins poumons dans un instrument à vent », idée déjà abordée par Michaël Levinas dans sa pièce Appels, pour cor et ensemble. Pour ce faire, Fujikura pousse le basson à saturation à travers la présence permanente de sons multiphoniques et d'abondants passages indiqués overblow. Le propos quelque peu indifférent du compositeur, transcrit sur le programme, se confirme avec la très pertinente question portant sur le choix du basson pour pareille démarche (car il semble que, du point de vue de l'organologie historique, le cor s'adapte mieux à l'entreprise d'évoquer ces instruments archaïques), question à laquelle Fujikura répond tout simplement qu'il constitue pour lui une manière d'étudier l'instrument avant de se mettre à la composition d'un concerto qu’on lui commande. Réponse honnête et directe qui compromet sérieusement la prétendue nécessité artistique de la pièce.

L'originalité n'était probablement pas une des priorités d’Yann Robin lorsqu’il écrivit Phigures, mais le résultat s’avère sans doute le plus convaincant de ce menu. Structurant sa pièce selon le nombre d'or et rejoignant ainsi une longue liste de compositeurs comme Bartók, Xenakis et Stockhausen, Robin s'empare des proportions préétablies et construit une musique pleine de vitalité. Ce bref opus (à peine six minutes) joue surtout sur un échange entre les timbres des différents instruments de l'ensemble (clarinette, violon, violoncelle et piano) dans un flux continu et vertigineux qui mène progressivement au sommet, juste avant le retour du matériau initial qui, s'éloignant progressivement, le conclut.

Après un long entracte, le concert reprend avec Unendlichkeit (infinité) de Frédérick Kahn, pour basson, support audio et dispositif électronique en temps réel. Dans l'obscurité totale surgissent peu à peu des sons électroniques qui semblent se déplacer dans la salle grâce au traitement stéréophonique. Ces sons tissent un discours indéfini où des irruptions inattendues de chants funèbres retiennent immédiatement l’écoute avant de la replonger dans l'incertitude. Une véritable jubilation dans la variété et le détail de ces sonorités mystérieuses nous attache au devenir incertain du discours, avant que l'entrée du basson vienne inopinément perturber cette dialectique en hissant une ligne mélodique au caractère modal, peut-être liée à l'idée du chant funèbre, mais dont la clarté et la simplicité contrastent brutalement avec la richesse et le raffinement du traitement électronique. Ainsi ne s’opère jamais – du moins du point de vue de ce contraste – un vrai lien entre les deux univers (l'acoustique et l'électronique), et le basson, de plus en plus présent, vient interrompre, toujours comme un cheveu sur la soupe, la jubilation sonore de l'électronique.

Par ses dimensions et son dispositif instrumental (vingt minutes ; trio à cordes, clarinette, piano et électronique), Gone de Jérôme Combier constitue une sage manière de conclure ce moment. Le jeune compositeur, dont la création à Lyon de son opéra Terre et cendres nous avait déjà parue fort prometteuse [lire notre chronique du 15 mars 2012], confirme ici cette bonne impression. Sur un tissu instrumental qui témoigne d'une affection particulière pour les sonorités opaques dans les registres médium et grave, et qui se construit souvent par contraste entre différentes textures s'opposant et s'intégrant, la musique de Combier se constitue de bribes, de résidus qui, par leur fragilité, leur refus de l'accumulation discursive, paraissent toujours venir d'un univers sonore où nos sens ne peuvent les suivre, et qui ne se présentent qu'à travers des jaillissements fugaces. Dans cette fugacité, ces éléments qu’on reconnaît déjà comme constitutifs du langage du compositeur (les échelles en quart de ton de trajectoire descendante, les textures contrapuntiques qui ressemblent à un tissu mouvant, les décalages rythmiques) construisent peu à peu une trame musicale d'une grande cohérence. Bien que dans cette musique comme dans bien d'autres, l’attention au timbre est au tout premier plan, Combier ne s’adonne pas à la luxuriance sonore, à la simple recherche du timbre ou de l'effet. S'étant inspiré de Solo, monologue que Samuel Beckett écrivit pour David Warrilow, et de l'enregistrement qu'il en existe, Combier s'intéresse surtout aux inflexions presque imperceptibles de la voix, aux sons qui précèdent l'émission vocale et aux murmures, pour construire une musique habitée dans la transparence du souffle et que l'électronique, loin de la richesse d'Unendlichkeit, mais bien plus intime, contribue à rendre encore plus diffuse.

Ainsi se conclut une soirée qui fait découvrir le travail de cinq jeunes compositeurs. Un dossier-programme solide et fort bien élaboré invite à pousser plus loin la réflexion autour de la création contemporaine.

JP