Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Dimitri Bashkirov

Théâtre du Châtelet, Paris
- 31 mars 2003
le grand pianiste Dimitri Bashkirov au Châtelet
© aline paley

Ces derniers temps, nous avons eu le plaisir d'entendre des jeunes pianistes russes aux Midis musicaux du Châtelet. On se souvient, par exemple, des intéressants concerts donnés par Eldar Nebolsin ou Kirill Gerstein [lire notre chronique du 7 février], tous deux d'une grande concentration et d'une tenue rare. De même se laissa-t-on ravir par un Concerto en ut mineur Op.50 n°2 de Nikolaï Medtner, joué ici même à la fin de novembre par le très talentueux Nikolaï Demidenko. Ces artistes ont un point commun dont on apprécie les conséquences à cette sorte de recueillement du jeu : c'est d'avoir été les élèves d'un immense pédagogue autant que d'un concertiste exigeant, le géorgien Dimitri Bashkirov qu'on put récemment applaudir dans des programmes consacrés à Bach, que ce soit à La Roque d'Anthéron ou à la Cité de la Musique. Les propriétés de ceux-ci laissaient augurer celles du Maître, toujours plus recherché de Madrid à Vienne, de Moscou à Paris, de Copenhague à Budapest via Lisbonne, etc. Lorsqu'on s'engage comme lui si entièrement dans la transmission de son art, on ne peut, pour des questions de temps et d'énergie, qu'accorder moins de place au concert public. Aussi vivons-nous ce récital en heureux privilégiés.

D'une grande pudeur, un homme souriant et pressé traverse le foyer, salue brièvement l'assistance et s'assied immédiatement devant le clavier.Il attend le calme absolu, autour de lui comme en lui, et fait naître la Fantaisie en ut mineur KV396 de Mozart comme personne. Il s'ingénie à souligner ce que cette page possède de plus étonnant, habille son ornementation des graves dentelles de Scarlatti, en articule les phrases en les égrenant, recueilli, sans jamais rien de cette futilité que beaucoup d’interprètes ont crue obligatoire. La sonorité est précieuse, dans le bon sens du terme, utilisant la résonnance comme illusion de mobilité de la battue, alors que réellement le tactus ne bouge pas. On entend alors Bach, mais aussi Rameau et, bien sûr, Schubert. Jouer cette œuvre permet de faire entendre une manière de moduler inhabituelle chez Mozart, osant certains frottements, au risque d'une âpreté un peu frustre, parfois, celle des fugues de Rimski-Korsakov et de Balakirev. Le Mozart de Bashkirov a quelque chose du Bach de Nikolaïeva, très porté et un peu nu.

Après un salut à peine poli, sans quitter la salle, il enchaîne sans plus de cérémonie neuf Lieder de Franz Schubert transcrits par Ferenc Liszt, qu'il colore savamment. Là encore, nous sommes loin de choses attendues, puisque c'est un Schubert orchestral qu'il développe. Si un rien d'emphase gêne et empêche peut-être Stänchen d'atteindre son but, la mélodie du Wanderer apparaît en une saisissante nudité, Ihr Bild ressemble à un choral de Bach, le Doppelgänger distille un crescendo terrible, Aufenthalt éclate en contrastes exacerbés, la Litanie est étrangement effacée, faussement indifférente, tandis que Der Atlas fronce farouchement le sourcil en flirtant avec Rachmaninov sur une battue inflexible. Dans l'ensemble, le choix interprétatif s'oriente plus vers Liszt que vers Schubert, sans cependant user avec trop d’ostentation des traits virtuoses.

Dans un tout autre climat, Dimitri Bashkirov fait sonner ensuite les Minstrels de Claude Debussy comme une miniature de Moussorgski – juste retour aux sources ! Tant chantante qu'elle soit jouée, La Danse de Puck paraît un peu lourde. Enfin, le Prélude de la suite Pour le piano surprend par un ton assez romantique non éloigné de Chopin. L’on y retrouve les qualités de piano-orchestre de certains Lieder. Ne se faisant pas prier, le maître joue d’une délicate tendresse dans un lent Chopin délicieusement perlé en premier bis, puis s'épanche dans le lyrisme fougueux d'une mélodie de Rachmaninov, transcrite pour piano seul, avant de prendre congé. Certains concerts nous renvoient à des interrogations sur les fonctions de l'art, sur ses vertus…

BB