Chroniques

par laurent bergnach

Moscou Paradis
musique de Dmitri Chostakovitch – spectacle d’Opéra Louise

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris
- 14 février 2018
Opéra Louise adapte Moscou, quartier des cerises (1959) de Chostakovitch
© magali dougados

Le triomphe de Lady Macbeth de Mzensk (1934) fut tel que trois scènes moscovites le programmèrent en même temps, au début 1936. Sans nul doute, cet essaimage de « naturalisme grossier » accentua l’immense colère du spectateur Staline, lequel mit fin non seulement aux représentations de l’ouvrage, bien au-delà de sa mort (1953), mais aussi à la carrière de compositeur d’opéra du jeune Dmitri Chostakovitch (1906-1975). Comme le rappelle Frans C. Lemaire dans Le destin russe et la musique [lire notre critique de l’ouvrage], celui-ci n’écrirait plus rien de comparable, malgré quelques tentatives : une adaptation des Joueurs de Gogol, entamée en 1942, et Moscou, quartier des cerises, « œuvre mineure dont Chostakovitch lui-même disait avoir honte, ne pouvant soupçonner qu’un jour cette œuvrette ferait le tour des scènes d’opéra au XXIe siècle » [lire notre chronique du 24 mars 2006].

Fin 1957, l’auteur du Boulon (1931) [lire notre critique du DVD] fait parvenir quelques esquisses à Grigori Stoliarov, directeur musical du Théâtre d’opérette de Moscou, lequel avait déjà contacté Vladimir Mass et Mikhaïl Tchervinsky pour concevoir un livret. Le travail est ensuite continu jusqu’à la veille de la première, le 24 janvier 1959. Le public du théâtre, puis celui du cinéma – en 1963, l’ouvrage devient un film signé Gerbert Rappaport, pour lequel Chostakovitch retravaille la partition –, découvre les histoires d’amour de trois couples : un premier lié par le mariage (Macha/Sacha), qui aspire à partager un bon lit, un autre qui n’ose se déclarer (Lioussia/Sergueï) et un troisième en voie de formation (Lidotchka/Boris). Elles ont pour cadre le Quartier des cerises (Tcheriomouchki), ensemble résidentiel à la pointe de la modernité, sous le règne de Khrouchtchev (1958-1964). Trente ans plus tôt, des films comme La fin de Saint-Pétersbourg (1927), Dentelles (1928) et Débris de l’empire (1929) avaient déjà témoigné des problèmes de promiscuité dans des métropoles envahies qui durent évoluer [lire nos chroniques du 11 et 18 octobre 2018].

Opéra Louise propose un arrangement pour deux pianos (Silvia Fraser, Stephanie Gurga) et percussions (Yves Kolly, Annick Richard) de Gerard McBurney, spécialiste de Chostakovitch. Sous la conduite efficace de Jérôme Kuhn, on apprécie la légèreté grinçante des mélodies, des ostinati glaçants nimbés de métal. Animé par des chorégraphies fraîches et cocasses de Nicole Morel, le plateau est souvent nu ; en effet, un no man’s land montre au mieux nos héros démunis, entre les ruines de leur ancien appartement et le confort du nouveau auquel les méchants de l’histoire, l’apparatchik Drebedniov et Vava sa compagne, retardent l’accès. Costumes d’un rose enjôleur et perruques (Séverine Besson, Sanne Oostervink) disent aussi combien ces êtres-là sont « les pions d’un message imposé, d’une force politique supérieure qui joue avec eux comme avec des marionnettes » – dixit le metteur en scène Julien Chavaz.

Dans cette comédie musicale qui flirte avec le cabaret, comédiens et chanteurs se mêlent avec bonheur. On aime le mezzo ample, vibrant et habité de Nina van Essen (Macha), le soprano chaud et facile de Seraina Perrenoud (Lioussia) ainsi que celui de Sheva Tehoval (Lidotchka), fluide et pétillant, comme un cristal noir. Sans démériter, Cassandre Stornetta (Vava) est la plus confidentielle du quatuor féminin. Côte messieurs, saluons le ténor expressif quoiqu’un peu tendu de Sergiu Saplacan (Sergueï), le timbre soyeux de Yannis François (Sacha) et la sonorité claironnante d’Alexandre Diakoff (Drevedniov). Notre préférence va au baryton souple et vaillant de William Berger (Boris) dont l’art de nuancer, mis au service d’airs mélancoliques, est infiniment émouvant. Enfin, il faut citer l’attachant Jean-Pierre Gos (Babourov), sorte de Chaplin témoin de la folie de l’époque (fascination matérialiste, disparition d’un employé municipal, auto-critique déguisée sous l’élément merveilleux), aussi bavard qu’est muet le mystérieux concierge incarné par Steven Beard.

LB