Chroniques

par laurent bergnach

Linea et la création nord-américaine
Carter, Cheung, Eckardt et Shepherd

Musica / Auditorium France 3 Alsace, Strasbourg
- 27 septembre 2012
Linea et la création nord-américaine
© jamie kingham

Selon son habitude, le festival Musica profite d’une durée conséquente pour développer plusieurs thématiques. Cette année, John Cage s’avère l’une d’entre elles – comme l’indique assez clairement l’affiche de la nouvelle édition : des chaussures customisées par Ray Johnson (1927-1995), artiste collagiste considéré comme le fondateur du Mail-Art, retrouvées après sa mort –, et plus largement la musique américaine. Si l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg défendait hier soir les partitions de Charles Ives (The Unanswered Question, Central Park in the dark) en alternance avec celles de John Adams (My father knew Charles Ives, Harmonielehre) – une mise en miroir du natif de Danbury décidément dans l’air du temps [lire notre chronique du 14 septembre 2012] –, c’est aujourd’hui un ensemble également local qui se penche sur quatre pièces créées outre-Atlantique ces trente dernières années, dont trois jouées en France pour la première fois : Linea, fondé en 1998 par Jean-Philippe Wurtz [lire notre entretien].

Aîné des compositeurs au programme (et à ce jour de tous les compositeurs vivants), Elliott Carter (né en 1908) a plus que jamais sa place au concert, si l’on considère la profusion d’une production toujours vivace – pas moins d’une dizaine d’œuvres crées depuis l’an dernier – et le peu d’interprètes qui la défendent. Marqué par l’enseignement de Nadia Boulanger, reconnu par Ives, l’auteur de What next ? (opéra que proposera Montpellier, en novembre prochain) s’est depuis bien longtemps éloigné du néo-classicisme de sa formation. Créé à New York le 23 avril 1983, Triple Duo convoque plusieurs paires d’instruments – violon/violoncelle, piano/percussion et flûte/clarinette – qui mêlent leurs climats respectifs. « Cette libre fantaisie, écrit Carter, induit une variété de contrastes, conflits et réconciliations entres les trois duos ». Une variété d’autant plus grande que les duos initiaux offrent différentes formes destinées à se mélanger – vents spectraux ou cancaniers, cordes lyriques ou hérissées de pizz’, etc. Libre mais dénuée d’esbroufe, la pièce s’impose par son exigence.

Admirée pour sa complexité rythmique, la musique de Sean Shepherd (né en 1979) [photo] est souvent décrite comme sauvage et chatoyante. Révisé la même année que la création de Blur à Paris [lire notre chronique du 10 janvier 2012], Lumens (créé par l’Ensemble X, le 11 février 200, à l’Université Cornell de New York) s’affirme un sextuor où l’on retrouve un goût similaire pour le solo : successivement, la clarinette mène le jeu, appelant les autres instruments à la rejoindre, avant qu’une flûte virtuose agisse de même, puis un violon animé par degrés, ménageant des césures. Pour sa part, le violoncelle introduit moins ses partenaires qu’une période d’incertitude où l’ensemble cherche le moyen de s’échapper d’un ronronnement, à force de tentatives fragmentaires. On quitte ce quart d’heure – souhaité par son auteur comme une expression de la gratitude – avec l’impression d’un agréable chaos baigné de clarté.

S’il a côtoyé les esthétiques de Babbitt, Dillon, Ferneyhough, Harvey et Stockhausen au cours de master classes, c’est la découverte de Webern qui oriente Jason Eckardt (né en 1971) vers la composition, alors qu’il est guitariste dans le milieu du jazz et du métal. Cette double influence explique qu’il soit sensible à la rigueur intellectuelle comme à l’aspect physique de la performance. La première moitié d’Aperture (troisième volet du cycle Undersong, créé le 29 juillet 2007 au Tanglewood Music Center de Lenox, Massachussetts) livre une clarinette pleine d’agilité, des cordes électriques qui dominent une flûte et un piano plutôt discrets et délicats. Quelques silences annoncent le calme ménagé au tournant d’une seconde portion par un alto solitaire, puis un violon volubile accompagné d’un violoncelle plaintif. Tout s’anime de nouveau, avec la curieuse sensation d’un collage d’études, comme si le dessin général était inexistant ou trop subtil pour s’imposer dès la première écoute.

Après ce troisième sextuor programmé, l’effectif est strictement triplé pour rendre compte de vis-à-vis (une pièce créée le 15 janvier 2011, à Frankfurt, pour célébrer les trente ans de l’Ensemble Modern). Élève de Murail et Rands diplômé d’Harvard, directeur artistique du Talea Ensemble, Anthony Cheung (né en 1982) a plusieurs centres d’intérêts (microtonalité, polyphonie rythmique, etc.), sensibles dans les différents climats de ce qu’il nomme un « concerto grosso contemporain ». On y croise successivement un héritage vareso-reichien où perce un piccolo vivace, une prégnance des cuivres et de la contrebasse qui révèle un penchant pour l’improvisation jazz, une ambiance apaisée aux frontières du lancinant et du funèbre, ainsi qu’une indécision nauséeuse quittant son déséquilibre pour s’ébrouer joyeusement. L’électronique joue aussi son rôle dans ce quart d’heure contrasté mais pas impérissable.

LB