Recherche
Chroniques
Laborintus II
spectacle de David Lescot – musiques de Berio, Gesualdo et Marenzio
Le 27 mai 2003 disparaissait Luciano Berio. Vingt ans plus tard, l’Ircam ouvre la nouvelle édition de ManiFeste, son festival annuel, par un hommage au maître italien à travers son fameux Laborintus II pour voix, ensemble et bande magnétique, conçu en 1965 pour l’ORTF à l’occasion du sept centième anniversaire de la naissance de Dante – en 2021, l’Europe entière a célébré les sept cents ans de la mort du poète. Plutôt que de s’en tenir à une exécution de concert de cette œuvre phare du second XXe siècle, un projet relevant du théâtre musical voit le jour, confié à David Lescot [lire notre chronique de Trois contes]. Avec les complicités d’Alwyne de Dardel pour le décor, d’Olga Karpinsky pour les costumes, de Juliette Besançon à la lumière et de Serge Meyer quant à la vidéo, le metteur en scène accompagne la plongée dans la partition par une sorte de représentation de son possible atelier.
Tandis que le public envahit peu à peu les gradins de la Grande Salle du Centre Pompidou, il découvre, sur une scène que nimbe une semi-obscurité savante, un homme installé derrière un bureau métallique des années soixante, à gauche du plateau. Un fécond fatras de livres, blocs, crayons, projecteur, etc., jonche cette table de travail, paillasse du créateur, qu’il s’agisse de Luciano Berio ou d’Edoardo Sanguineti. L’œil distingue bientôt un meuble à tiroirs, derrière le bureau, et des bandes magnétiques. À porter le regard vers la droite, il rencontre d’abord une sorte de suspensoir pour bandes magnétiques, où siègent uniquement leurs supports vides (bobines). Au pied de ce dispositif, un lit rudimentaire, de quoi accueillir l’épuisement de l’artiste pour une brève pause dans sa dense recherche. Le haut de scène est délimité par un rayonnage, d’aspect également métallique, collecte de livres, de revues, de classeurs, cartes, rouleaux et toutes sortes d’objets. Son flux est interrompu en son troisième tiers par l’inscription in quella parte, début du texte qui sera bientôt dit – à le lire, on entend intérieurement la voix de l’âme damnée du Gruppo 63 le réciter lui-même dans l’enregistrement de 1969. Le cœur de l’espace scénique est occupé par estrades et pupitres, ainsi que par une pile de disques vinyles dont la figure vient compléter la reconstitution d’un temps qui n’est plus le nôtre.
En silence, cinq chanteurs investissent tranquillement le lieu. Une amabilité douce règne entre les officiants. S’élève alors Moro, lasso, al mio duolo, madrigal composé au début du XVIIe siècle par Carlo Gesualdo, sur des vers anonymes. Avec ces polyphonies baroques italiennes sont invitées d’autres sources qui habitent bien des opus de Berio, volontiers tourné vers un passé qu’il intégrait de diverses manières dans ses complexes hétérogénéités. Outre les musiciens Gesualdo et Luca Marenzio et leur contemporain Le Tasse (Torquato Tasso), c’est aussi Pétrarque (Francesco Petrarca), cadet de Dante, qui sonnent ici. Tandis que du Vulturan l’on goûte les interprétations fort sensibles de Moro, lasso, al mio duolo et de Se la mia morte brami, puis d’Amor, i’hò molti du Lombard – en chacun d’eux la mort occupe grande place –, les musiciens entrent à leur tour, se saluant avec une sympathique bonhommie. Mise en bouche achevée, la cérémonie peut commencer.
« La principale référence formelle de Laborintus II est le catalogue, pris dans son acception médiévale (comme, par exemple, les Étymologies d’Isidore de Séville, qui apparaissent dans cette œuvre), qui met en relation les thèmes dantesques de la mémoire, de la mort et de l’usure : c’est-à-dire la réduction de toutes choses à une seule unité de valeur », explique Berio.« Le principe du catalogue ne se borne pas au seul texte mais sert, au contraire, de fondement à la structure musicale elle-même. Vu sous un certain angle, Laborintus II est un catalogue de références, d’attitudes et de simples techniques instrumentales ; un catalogue un peu didactique, comme un livre d’école qui traite des visions de Dante et du geste musical. » Au fil des vers de Dante, Sanguineti, Elliott et Pound, projetés entre les rayonnages (surtitres) et servis par Serge Maggiani, comme d’inflexions ancrées dans des vocalités anciennes ou dans une expressivité populaire plus contemporaine (partie jazzique, par exemple), c’est bien cet aspect essentiel de l’œuvre que la proposition de David Lescot érige en principe. L’incursion d’un film bref, artificiellement vieilli, qui montre une séance de pose sur une plage, auto-dérisionnée par Emma Liégeois, prolonge l’illustration. Placé sous la direction de Gregory Vajda [lire notre critique de Paradise reloaded], les artistes de l’ensemble Ars Nova signent une interprétation de haute volée.
BB