Chroniques

par bertrand bolognesi

l’indépendance de la Pologne a cent ans
Mehdi Lougraïda dirige l’Ensemble Intercontemporain

Górecki, Haubenstock-Ramati, Kwieciński, Szymanowski, Kornowicz et Zubel
Le Carreau du Temple, Paris
- 11 novembre 2018
En 1950, Pollock peint No.27 qui inspire le compositeur Kwarciński en 2006
© dr | jackson pollock, n°27, 1950

Afin de dignement célébrer en musique le centenaire de l’indépendance recouvrée, la Pologne a choisi le jour J, à savoir le 11 novembre, date à laquelle elle fut prononcée. Cent ans plus tard, la musique polonaise des XXe et XXIe siècles investit l’Australie, les États-Unis, l’Europe et le Japon, avec onze concerts donnés sur une seule journée (11, comme 11 du 11) ! Ainsi Londres entendait-il dès midi la Symphonie Op.36 n°3 de Górecki (1933-2010). À Chicago, on jouait à 13h30 la Missa pro pace de Wojcieh Kilar (1932-2013). À 15h, le Quatuor Silésien donnait à Tokyo un grand programme (Bacewicz, Bujarski, Górecki, Lutosławski, Mykietyn, Penderecki et Szymanowski), tandis qu’à Melbourne l’ensemble Elision défendait nos contemporains (Jaskot, Karski, Kwieciński, Stańczyk et Szmytka). 16h à Copenhague, 17h à Vienne, 18h à Lviv – l’ancienne capitale ruthénogalicienne devint polonaise sous le nom de Lwów, pendant près de quatre siècles, puis autrichienne entre 1772 et 1918, sous celui de Lemberg, à nouveau polonaise entre les deux guerres, annexée tour à tour par l’Allemagne nazie puis la Russie soviétique, enfin ukrainienne (Львів) depuis l’indépendance ratifiée par le traité de Minsk (8 décembre 1991) –, 19h à Francfort, 20h à New York et 21h à Milan, ce festival, dont on pourrait imaginer une diffusion live sur quelque plate-forme culturelle, passe par Paris : on retrouve les solistes de l’Ensemble Intercontemporain au Carreau du Temple, à 19h30.

Les maîtres d’œuvre de l’opération 100 for 100 Musical Decades of Freedom choisirent de faire entendre les compositeurs qui s’exprimèrent entre 1918 et 2018. Grâce à ce parti pris intéressant et fort, un portrait des divers courants esthétiques polonais est offert aux mélomanes. En ce qui nous concerne, les musiciens de l’EIC font voyager des années vingt, avec le folklorisme réinventé par Szymanowski, à nos jours, avec le lyrisme particulier de Zubel. Pour commencer, plongée dans le mouvement augural d’Elementi per tre archi Op.19 d’Henryk Mikołaj Górecki, conçu pour violon, alto et violoncelle en 1962, qui s’inscrit dans la rage de l’expérimentation instrumentale de ces temps déjà anciens, de même qu’Alone I de Roman Haubenstock-Ramati (1919-1994), page de 1965 plus radicale encore, intégrant la voix des instrumentistes et des séquences improvisées que signale une cloche – durant les saluts, le violoncelliste montre la partition : un dessin qui invite chaque officiant à inventer.

Un grand bond vers notre aujourd’hui est opéré avec l’exécution de No.27 [A] d’Andrzej Kwarciński (né en 1984), imaginé en 2006 à partir du maître de l’action painting, Jackson Pollock (1912-1956), et de la toile éponyme [photo]. Sous la direction précise du jeune Mehdi Lougraïda [lire notre chronique du 12 août 2018], on apprécie, dans cette page brève, l’analogie entre les chemins de couleurs (selon la technique des conserves percées, vraisemblablement) qui se superposent sur le lin ou s’y entrelacent, et les traits solistiques nerveux, parfois même frénétiques, qui s’interloquent entre pupitres, voire se relaient sur un tutti-support presque plane.

Après une interprétation infiniment soignée et fort délicate de Słopiewnie Op.46-bis – recueil de cinq mélodies pour voix et piano, sur des poèmes de Julian Tuwim (1894-1953), que Karol Szymanowski (1882-1937) dédie à sa sœur Stanisława pendant l’été 1921, créé dans sa version originale l’année suivante puis adapté pour voix et orchestre de chambre en 1929 – par le soprano Hélène Walter dont on loue la maîtrise de la nuance et l’inflexion volontiers mystérieuse, nous découvrons Zorze IV de Jerzy Kornowicz (né en 1959), composé en 2006 pour quinze musiciens (dont un accordéon), sous-titré Melos-Ethos et conclusion d’un cycle de quatre Zorze (Aurore). « Le titre renvoie à un phénomène lumineux observé dans la nature, signalant par là une déclaration artistique qui se réfère aux "moments décisifs qui ont marqué notre vie communautaire et personnelle dans les dernières années" » (Iwona Lindstedt, brochure de salle, version française de Joanna Gorecka-Kalita). Un motif en appel est drument répété dans une trame elle-même souvent répétitive qui fait se rencontrer une expressivité incisive et une couleur parfois reichienne.

Avec quatre opus joués aujourd’hui, ici et là – Not I (2010), Double Battery (2016), What is the world (2012) et Aforyzmy na Miłosza (Aphorismes d’après Miłosz) –, Agata Zubel (née en 1978) s’avère bien présente dans la programmation 100 for 100 Musical Decades of Freedom. La compositrice, qui enseigne actuellement à l’Académie de musique de Wrocław, est également chanteuse. À ce titre, elle s’investit beaucoup dans les projets contemporains ; ainsi chante-t-elle Cezary Duchnowski, Philip Glass, Dobromila Jaskot, Zygmunt Krauze, Bernhard Lang, Witold Lutoslawski, Salvatore Sciarrino ou encore Paweł Szymański. En tant que créatrice, elle est de plus en plus sollicitée, par les festivals internationaux comme par les orchestres. Son catalogue compte déjà deux opéras – Between (2011) et Oresteia (2012). Elle écrivit Aforyzmy na Miłosza (2011) pour sa propre voix, à l’occasion du centenaire de la naissance du poète (1911-2004). À partir de vers et de phrases également empruntées à sa prose, Agata Zubel [lire nos chroniques du 27 avril et du 20 octobre 2018] a tissé une stimulante dramaturgie qui place le dire au cœur même de l’expression instrumentale, déclassant, en quelque sorte, la voix de son statut particulier, et contaminant le flux instrumental. De fait, c’est par la respiration quasiment humaine de l’accordéon que la pièce commence, bientôt gagnée par des motifs descendants en micro-intervalles. On ne s’étonne donc pas de retrouver sur les cordes ou dans le souffle ces articulation que l’on entend souvent dans la musique d’Aperghis, par exemple – bien qu’Aforyzmy na Miłosza n’en partage en rien l’esthétique. Bravo à l’EIC, à Mehdi Lougraïda et, surtout, à Hélène Walter qui profite adroitement des qualités de la proposition

BB