Chroniques

par laurent bergnach

l’Ensemble Orchestral Contemporain célèbre l’Europe
œuvres de Magnin, Mundry, Pauset, Sciarrino et Srnka

Forum des images, Paris
- 21 mai 2019
Pascal Gallois célèbre l’Europe avec Magnin, Mundry, Pauset, Sciarrino et Srnka
© dr

Si, avec régularité, notre média rend compte du genre ciné-concert – encore récemment, Inferno, ein Spiel von Menschen unserer Zeit, dans cette même salle [lire notre chronique du 20 mars 2019] –, il est plus rare d’assister à une soirée Ciné & Concert. Celle-ci fait cohabiter deux arts majeurs sur le thème de l’Europe, à mi-chemin entre un débonnaire Concours Eurovision de la chanson et une élection européenne sans doute nervurée, pour ce qui concerne la France, par six mois de contestation sociale.

En prélude à la descente de l’écran de projection, une douzaine de musiciens de l’Ensemble Orchestral Contemporain interprètent Les adieux (2004/2007), courte pièce de Miroslav Srnka (né en 1975). Il y a quelques mois, à l’issue d’un festival consacré au jeune Tchèque à Salzbourg, notre chanceux collègue avait signalé l’omniprésente de la mort dans son catalogue [lire notre chronique 3 décembre 2017]. Ces dix minutes lui donnent raison, écrites à l’occasion du centième anniversaire de la mort du compatriote Antonín Dvořák, lequel perdit ses trois premiers enfants en bas âge, entre 1875 et 1877. Plutôt que la couleur, sciemment délaissée, Srnka favorise le travail sur l’énergie, tantôt la canalisant (frémissements, longue phrases moelleuses, etc.), tantôt la débridant (stridence d’un piccolo, frénésie du piano, galop du wood-block, etc.).

Pour ce qui serait son dernier concert, début 1911, le Bohémien Gustav Mahler donne à New York un programme de musique italienne, consulte des médecins à Paris puis décède à Vienne, le 18 mai. Quelques jours plus tard, le 26 mai, l’Allemand Thomas Mann part pour la Cité des Doges. Il en ramènerait son histoire la plus connue, celle d’un jeune baron polonais dont la grâce bouscule les derniers jours d’un écrivain – Europe, disions-nous ? Soixante ans plus tard, Luchino Visconti présente à Cannes Morte a Venezia (1971).

Dans ce film qui, pour Michel Chion, annonce le style « quasi documentaire » du réalisateur (in La musique au cinéma, Fayard, 2019) [lire notre critique de l’ouvrage], Aschenbach devient un compositeur librement inspiré par celui dont les Troisième et Cinquième symphonies accompagnent des images-clés. « La musique est le plus ambigu des arts », lui rappelle l’ami Alfred, qui, protéiforme, avive une salle de concert ou un salon d’hôtel, la sérénade moqueuse d’une troupe ambulante ou une berceuse funèbre (Moussorgski), et aussi, à l’aide des mêmes notes (Beethoven), les doigts d’une prostituée enclose ou ceux d’un adolescent enfin seul. Bien sûr, le trouble du héros demeure moins identitaire qu’artistique, en accord avec Mann lui-même (« Le fait érotique est ici une aventure anti-bourgeoise, à la fois sensuelle et spirituelle »).

Avec le quintette Traces des moments (2000), l’Allemande Isabel Mundry (né en 1963) s’intéresse à la temporalité de l’instant, aux sédiments laissés comme terreau de l’avenir. Les cordes et la clarinette volubiles mais anxieuses de la portion initiale conduisent à des passages plus contemplatifs, allègres ou languides, jusqu’à la troisième et dernière. L’énergie est souvent douce, à l’image de l’accordéon qui, plusieurs fois, vibre doucement en solitaire et dont le bruit des touches sert à clore cette page brillante.

On raconte que Pier Paolo Pasolini, découvrant le film avec Dirk Bogarde et Björn Andrésen, aurait gémit : « si je vois encore une ombrelle, je hurle ! ». C’est dire le fossé esthétique qui sépare Visconti du poète qui adapterait Sade pour son (malheureusement) dernier long métrage. Chef attentif de ce programme musical réjouissant, Pascal Gallois parle d’Ant-Inferno (2015) comme d’une « transfiguration » de Salò o le centoventi giornate di Sodoma (1975). On aime beaucoup ce quart d’heure signé Stéphane Magnin (né en 1970) [photo], qui sollicite le couinement des cordes et le grincement du métal, mais en privilégiant moins la saturation que la richesse timbrique (crécelle, appeau, fouet, etc.). Quelques rires brefs et sons de gorge émaillent les dernières mesures d’une synthèse dense et tendue de différents courants sonores [lire notre chronique du 15 décembre 2015].

Du deuxième Français programmé, Brice Pauset (né en 1965), l’adaptation chambriste des Variations Op.27 de Webern, marquée par la volonté de souligner l’héritage viennois, sert de respiration dépassionnée avant Cantiere del poema (2011) de Salvatore Sciarrino (né en 1947). Dans ce triptyque délicat du Sicilien que l’on sait serviteur de la flûte [lire notre chronique du 8 juin 2016], celle-ci est doublée, attirant l’attention par ses frémissements et turbulences. Le soprano sûr, ferme et rond d’Alexandrine Monnot y est un bonheur [lire notre chronique du 13 décembre 2018].

LB